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Mais c’est en vain qu’il essaie d’endormir la conscience pastorale à l’aide de bonnes bouteilles : Brenkenberg boit, trinque, se grise, et ses propos n’en portent que plus juste. La scène est curieuse, brillamment exécutée. On nous permettra d’en détacher un fragment, qui donnera une idée exacte et de la pensée et de l’art de M. Sudermann.


«…Il remplit les verres. Le vieillard but avec avidité. Son visage prenait un ton de cuivre et ses sourcils broussailleux montaient et descendaient.

« C’était dans cette disposition qu’il débitait ses tirades les plus originales. A la table du feu baron, où il avait servi de boute-en-train, les hôtes commençaient à se tordre de rire dès que ces signes s’annonçaient.

« Léo put alors espérer connaître la plus sincère opinion de son vieil ami sur sa situation.

— Mets donc le prêtre de côté, lui dit-il, et cause avec ton Fritz comme un homme et pécheur cause avec son pareil. Que penses-tu de ma faute, et comment pourrais-je m’en libérer ?

« De nouvelles flammes jaillirent de dessous les épais sourcils du pasteur. Ses mâchoires remuèrent vivement, comme s’il eût voulu broyer cette question difficile comme un caillou entre ses dents d’ivoire.

— Vois-tu, Fritz, commença-t-il, parfois, par un jour clair, — je veux dire quand il fait clair dans cette vieille cervelle, — je m’imagine que je suis le bon Dieu. Ou plutôt, je me demande ce qui peut bien se passer dans sa tête quand, de son ciel, il abaisse ses regards sur nous, pauvres gens… Je me dis qu’il nous a faits tels que nous sommes : comment peut-il alors nous punir de nos péchés qui sont son œuvre ?… Si tu écrivais cela à mon cher Consistoire, Fritzchen, je perdrais ma place, malgré ton patronage… Aussi garde-le plutôt pour toi… Et pour me rendre cette fiction plus claire, j’ai dans la forêt de pins, derrière Wengern, une fourmilière. Je m’assieds dessus, les jambes écartées : c’est un spectacle sublime, Fritzchen… et je m’imagine que je suis le dieu de cette fourmilière… Pourquoi cela ne pourrait-il pas être, puisque à côté de l’empereur d’Allemagne il y a bien un prince de Schleiz-Greiz-Lobenstein ?… Sous moi, on fourmille, on travaille, on se querelle, on se dispute à mort… Je contemple, et je souris. Là-dessous se commettent sans doute beaucoup de péchés. Ce qui importe, me dis-je, c’est qu’on ne pèche que dans une certaine mesure, car, sans cela, ce serait la ruine de ma belle fourmilière. Et je me dis encore : Ainsi sourit le Seigneur Dieu aux péchés des hommes, qui ne sont autre chose que des