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positions matérielles et sociales. Aussi, la littérature ne l’a-t-elle guère encore exploité, surtout avec la persistance, la ténacité, l’espèce de logique passionnée qu’y apporte M. Sudermann. Le seul fait de l’avoir découvert et dégagé révèle un observateur capable d’une vision personnelle, directe, du monde social. L’art avec lequel il le développe, le ramène, le varie, est bien celui d’un écrivain habile, — trop habile, disent les adversaires, — et qui d’année en année le devient davantage. Justement, cette « habileté » est ce que les « jeunes » reprochent à M. Sudermann : ils lui en veulent d’avoir possédé d’emblée, trop complètement, son métier d’écrivain ; ils le blâment de faire trop bien ce qu’il fait, d’avoir la main trop adroite, trop alerte, trop preste ; ils regrettent de ne pas trouver dans ses pièces de précieuses maladresses, dans ses romans, les gaucheries de composition que les Allemands semblent affectionner depuis Wilhelm Meister. M. Sudermann habille ses idées et les arrange un peu à la façon des Latins ; il sait composer, il sait écrire, il ne dédaigne pas les procédés de notre vieille rhétorique. C’est là, certainement, une des causes de son triomphe, car le public allemand, tout en laissant la critique protester contre nos « recettes, » en a toujours subi l’ascendant. Mais on ne peut s’étonner que l’usage qu’il en fait le désigne aux attaques des esthéticiens et des philosophes qui tiennent aux traditions littéraires de leur race, même quand ils affectent de s’en émanciper.

Justifiées ou non dans le cas qui nous occupe, ces critiques ont leur raison d’être. Il est éternellement vrai que, selon un mot fameux trop juste pour être jamais banal, c’est l’homme avant tout que nous cherchons et que nous aimons en l’écrivain : quand l’art excessif de celui-ci nous cache celui-là, nous entrons en méfiance. Il y a eu nous un instinct secret, — besoin de vérité, répugnance à nous laisser émouvoir par des fictions mensongères, — qui proteste contre la virtuosité poussée trop loin : elle nous paraît un trompe-l’œil, elle sort du règne de l’art pour tomber dans celui de l’artifice. L’emploi fréquent du mot sincérité, dans la critique d’aujourd’hui, traduit très bien cette disposition de notre esprit. Nous disons d’une œuvre qu’elle est sincère, quand elle nous paraît exprimer d’une façon directe et simple l’âme de son auteur, c’est-à-dire sa sensibilité particulière, sa conception personnelle de la vie ; nous disons qu’elle n’est pas sincère, quand nous croyons deviner qu’elle a été composée de parti pris, dans le dessein de produire un certain effet calculé d’avance, ou en tenant trop de compte des résistances, des habitudes ou des préjugés supposés des lecteurs. Le cas est fréquent, d’écrivains qui ont commencé par être sincères, puis qui ont cessé