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que peut une volonté robuste et prévoyante, bien que sa santé fût déjà bien ébranlée. Un matin j’arrivai chez lui pour lui communiquer des dépêches devant l’intéresser. Un drogman que j’avais attaché à sa personne, m’apprit qu’il avait passé la nuit dans des souffrances d’une excessive acuité, se roulant sur les nattes de son salon, et que le jour s’annonçait déjà quand on put le transporter dans sa chambre On crut devoir cependant l’instruire de ma présence ; il me fit demander de l’attendre. Peu d’instans après il vint me rejoindre, alerte et plein de vie, aiguisant sa moustache, ajustant bien à sa taille son spencer, sorte de tunique que tous les officiers, les jeunes surtout, portaient à cette époque, si bien que je n’osai lui demander des nouvelles de sa santé, et j’eus avec lui un long entretien qu’il prolongea lui-même et qu’il soutint avec un tel entrain et une humeur si joyeuse qu’il m’eût été impossible de soupçonner, si je n’en avais été averti, dans quelles douloureuses conditions il avait passé la nuit.

Le maréchal surprenait surtout les conseillers du sultan, peu habitués à se trouver en contact avec une activité qui ne se lassait jamais. Il les surprenait à la Porte, pendant qu’ils se hâtaient lentement, tâchant de leur communiquer son ardeur, affable mais pressant, revenant sans cesse sur les mesures qui auraient dû être prises la veille et qu’ils remettaient au lendemain. Il en obtint des prodiges. Ne demeurant jamais inactif, se déplaçant sans cesse entre Gallipoli, Constantinople et Varna, veillant aux mouvemens de ses troupes, à leurs approvisionnemens, à leur bien-être, il entraînait après lui les Turcs étonnés. Dès le lendemain de son arrivée, il avait été reçu par le Sultan. Dans un langage respectueux, il ne lui avait déguisé aucune des difficultés de la tache entreprise par les alliés, le dévouement et les sacrifices qu’elle exigeait. Nature délicate et bienveillante, Abdul-Medjid l’accueillit avec sa grâce souveraine, mais avec un sentiment d’inquiétude. Cet homme de guerre, se révélant à lui avec toutes ses aspirations belliqueuses, avec cet ardent souci des prochaines batailles, lui laissa une impression à la fois douce et troublante. De son côté, le maréchal fut étonné de ne trouver dans ce descendant de Mahomet et de Soliman, qu’un prince digne de régner sur un peuple paisible dans un temps pacifique. La surprise de chacun des deux interlocuteurs égala celle de l’autre. Ce fut un spectacle saisissant auquel il me semble que j’assistais hier. L’effet que le maréchal avait cherché ne se fit pas attendre. Le Sultan convoqua le conseil des ministres et leur recommanda impérieusement de le seconder de tous leurs efforts. Cette disposition du souverain fut assez profonde pour être durable, et je pus utilement y recourir moi-même toutes les fois qu’on