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l’empire ottoman qui croule, un partage imminent, l’Egypte, la route des Indes, l’Angleterre partout poursuivie et partout anéantie. Le 10 février, il écrit au Directoire ; « La ville d’Ancône est le seul port qui existe, depuis Venise, sur l’Adriatique ; il est, sous tous les points de vue, très essentiel pour notre correspondance avec Constantinople : en vingt-quatre heures on va d’ici en Macédoine. » Et le 15 : « On va de là… en dix jours à Constantinople. Mon projet est d’y ramasser tous les juifs possibles… Il faut que nous conservions le port d’Ancône à la paix générale et qu’il reste toujours français ; cela nous donnera une grande influence sur la Porte ottomane, et nous rendra maîtres de la mer Adriatique, comme nous le sommes, par Marseille, l’île de Corse, de la Méditerranée. » Il le pense : cet article demeurera le premier dans le grand dessein de domination qui se forme dès lors en lui. Mais, avant tout, il veut traiter avec Rome.

Il sait par expérience que si on peut battre les Autrichiens, on les détruit difficilement ; ils ne fuient jamais loin et reviennent toujours. Il apprend qu’une nouvelle armée, avec le meilleur des généraux de l’empire, marche vers l’Italie : c’est l’archiduc Charles, que la retraite de Moreau et le désarroi de l’armée française du Rhin ont rendu disponible. Bonaparte n’a donc que le temps de soumettre ! Rome, d’assurer ses derrières et de remonter vers le nord. Il multiplie les menaces et les sommations. Le 13 février, il écrit à Mattei ; il exige un plénipotentiaire dans les cinq jours. Il ne songe pas à faire dans Rome une entrée triomphale. « La prise de Rome, dit-il plus tard à Chaptal, m’aurait fait perdre vingt jours dont l’archiduc Charles aurait profité. Ou traite toujours plus favorablement avec un souverain qui n’a pas quitté sa capitale qu’avec celui qu’on a forcé d’en sortir. »

Les conseillers de Pie VI le pressaient de fuir, mais ils le faisaient par peur et nullement par machiavélisme. Ils tremblaient pour leurs biens et pour leurs personnes. Ils emballaient et déménageaient avec frénésie. Ce « pillage public » terrifie le peuple qui, voyant les seigneurs se mettre à l’abri et emporter leur argent, se demande qui fournira les otages et paiera les contributions au vainqueur. La foule se réfugie dans les églises, les madones remuent les yeux : c’est, pour la foule, maintenant que Bonaparte est aux portes, l’avis que l’on doit se soumettre. Au milieu de ces Quirites effarés, toujours provençal, toujours brouillon, toujours retentissant, l’abbé Maury devenu évêque de Montefiascone, pense aux lauriers du cardinal de Retz : il réclame un régiment et se commande une cuirasse.

Le pape ne peut se résoudre à aucun parti. Il se méfie des