Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/288

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la paix ; les armées murmurent hautement de ce qu’elle n’est point faite. Le Corps législatif la veut et la commande, pour ainsi dire, n’importe à quelles conditions… Nos finances sont nulles… l’agriculture réclame des bras… La guerre accroît chaque jour une immoralité presque universelle, qui pourrait, par la suite, renverser la République. Enfin, tous les partis, harassés, veulent la fin de la révolution… Nous n’avons ni police intérieure, ni gendarmerie… Il faut donc la paix, et, pour retrouver l’enthousiasme qui nous a fait vaincre, il faut que nos ennemis éloignent la conclusion et qu’il n’y ait personne en France qui ne soit convaincu que le gouvernement a voulu une paix raisonnable et qu’elle a été rejetée par l’ambition ou par la haine de nos principes. Le moment de négocier est donc venu. » Bonaparte n’avait pas encore reçu de notes aussi vivantes sur l’état des esprits en France. Il craignait encore une réaction des passions irréligieuses et de cet ancien esprit de propagande qui ne séparait pas le triomphe de la République de l’anéantissement de l’Église romaine. Clarke le rassura. « Manquerait-il à la gloire de Bonaparte de conquérir Rome ? lui dit-il. Non, sans doute, puisque cette conquête s’est faite et a été consolidée le jour où l’armistice, qui nous en livrait les chefs-d’œuvre, les richesses, et (fui en séparait les peuples de Bologne, de Ferrare, etc., a été signé… Faire exécuter les conditions de cet armistice… répond à tout… Serions-nous arrêtés par l’envie de conquérir Rome ? Quelque glorieux que soit cet avantage, j’ose dire qu’il ne serait que momentané. Nous avons manqué notre révolution en religion. On est redevenu catholique romain en France, et nous en sommes peut-être au point d’avoir besoin du pape lui-même pour faire seconder chez nous la révolution par les prêtres, et, par conséquent, par les campagnes qu’ils sont parvenus a gouverner de nouveau. »

Finir la Révolution, donner la paix, réconcilier les Français entre eux, y employer l’influence du clergé, c’était pour Bonaparte le chemin du pouvoir. Si l’extraordinaire identité des vœux et des besoins du peuple français avec les moyens de sa propre fortune ne s’était jusqu’alors dessinée que confusément dans son esprit, elle dut lui apparaître ce jour-là dans toute son évidence. La route se découvre ; Bonaparte la parcourt du regard dans toute son étendue ; il s’y porte, et sans désormais perdre un instant de vue le but encore lointain à atteindre, il règle, avec sa décision et sa précision habituelles, les mesures immédiates d’exécution. La première, c’est la paix. Il va la prendre en mains ; mais à quelles conditions le Directoire est-il disposé à la conclure, ou plutôt à