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Italie, de la soumission en France, plus encore de vertu civique que de génie militaire, en un mot et, selon le langage du temps, un conquérant qui serait Alexandre pour le compte du Directoire et Cincinnatus pour son propre compte.

Ils trouvaient tous qu’il prenait trop de place et se poussait trop vite aux usurpations. Pour le surveiller, démêler ses desseins, contenir son impétuosité et l’empêcher de se rendre maître des négociations après s’être rendu maître de la guerre, les directeurs envoyèrent en Italie, au mois de novembre 1796, le général Clarke. Cet officier devait demander des passeports pour Vienne et tâcher d’amorcer avec l’empereur une négociation pacifique. L’armée d’Italie avait conquis le Milanais, Modène et les Légations. Le Directoire n’avait pas alors d’autres vues sur ces pays que d’en faire un marché à échanges diplomatiques, après en avoir fait un champ à réquisitions. « L’intérieur est dégarni de troupes, écrivaient, les directeurs le 25 novembre ; les côtes de l’Océan seront à peine gardées après le départ du général Hoche, dont l’expédition — en Irlande — emploiera presque tout ce qui s’y trouve de disponible. Notre principal intérêt s’est constamment dirigé vers l’Italie… L’Italie est le gage de la paix[1]. »


I

Clarke arriva à Milan le 29 novembre 1790[2]. Né d’une famille irlandaise réfugiée, élève gentilhomme à l’école militaire, ancien client du duc d’Orléans, il avait fait campagne en 1792 ; la Terreur l’éloigna de l’armée ; il reprit du service après Thermidor et entra dans les bureaux militaires du Comité de salut public, où Carnot, qui l’employa, se prit d’amitié pour lui. C’était un bel homme d’une trentaine d’années, distingué, de tenue élégante, ayant l’usage du monde et des affaires. Grand travailleur, instruit, ambitieux, entiché de noblesse, probe sur l’article de l’argent, rude avec ses inférieurs, souple aux puissans, ne se ménageant point dans le dévouement, mais se dévouant à son intérêt plutôt qu’à celui de son chef ; ne se donnant pas à demi, mais se reprenant tout entier, et sans transition, il se croyait destiné à une brillante carrière ; il était impatient de sa fortune et se piquait de percer

  1. J’ai employé constamment, pour cette étude et celles qui suivront, les manuscrits des Affaires étrangères ; la Correspondance inédite de Napoléon Bonaparte, publiée en 1829 ; la Correspondance de Napoléon Ier.
  2. Mémoires de Thiébault, de Miot, de Marmont, de Bourrienne ; Histoire d’Italie de Botta ; Franchetti, Storia d’Italia, t. I ; Stendhal, Vie de Napoléon ; Peyre, Napoléon Ier et son temps ; Revue critique, 1867, article de M. Lot sur M. Lanfrey, t. I.