Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’aucune comparaison ne saurait être faite ? Nous sommes dans la régence en vertu d’un traité que nous avons passé avec le bey, et qui établit notre protectorat d’une manière définitive. Nous avons un titre, un droit, un établissement régulier. Ce n’est donc pas à ce point de vue qu’on pourrait assimiler la Tunisie à l’Égypte ; mais c’est encore bien moins sous le rapport de la confiance tranquille que tous nos agens, contrairement à ceux que les Anglais ont en Égypte, montrent dans l’état actuel et dans l’avenir du pays. Si nous étions obligés, aujourd’hui, d’établir dans la régence des tribunaux d’exception, qui donneraient l’impression d’un état de siège au petit pied, nous n’en serions pas tiers du tout, et nous ne présenterions pas cela comme un succès de notre politique. Encore bien plus, nous garderions-nous de le faire, si nous n’y étions absolument forcés. Les Anglais, au Caire, ont une autre façon de procéder. Il suffit que le khédive ait peut-être laissé voir quelque mauvaise humeur contre Nubar-Pacha, ou qu’une rixe sans importance ait eu lieu dans un carrefour obscur, pour qu’ils instituent des tribunaux mixtes, qui sentent la cour martiale. C’est leur affaire. Ils ont incontestablement le droit de prendre des précautions pour assurer, comme ils l’entendent, la sécurité de leurs soldats, et, aussi longtemps que les tribunaux d’exception ne viseront que les indigènes, l’Europe n’aura rien à dire. On lui permettra seulement de s’étonner.

Les journaux anglais se plaignent avec vivacité de la France. Nous avons sous les yeux un des plus modérés d’entre eux, l’Economist : il nous reproche avec amertume de montrer à son pays une hostilité systématique. « Le désir du gouvernement et du peuple français, dit-il, de nous faire le plus de mal possible en Égypte, est un fait qu’on ne peut pas se dissimuler. » À l’entendre, c’est « l’opposition délirante » de la France qui rend l’évacuation impossible. « Nous sommes étonnés, ajoute-t-il, que les Français ne voient pas que cinq années de calme conduiraient plus sûrement à l’évacuation. » Nous avons eu ces cinq années de calme, et même davantage, et l’évacuation ne s’en est pas trouvée rapprochée. Tous les systèmes ont été employés tour à tour pour amener doucement l’Angleterre à remplir ses promesses ; aucun n’a encore réussi. Il en résulte, pourquoi ne pas l’avouer ? un peu de susceptibilité dans l’opinion française, et ce sentiment s’exprime quelquefois dans des termes que nous sommes loin d’approuver. Les polémiques dénigrantes et violentes, surtout lorsqu’elles se tournent contre les personnes, font plus de mal que de bien, ou plutôt elles ne peuvent faire que du mal. Ce n’est certainement pas grâce à de pareils moyens que nous atteindrons le but. L’Angleterre ne peut évacuer l’Égypte avec dignité que si elle le fait spontanément, de son plein gré, par raison, par fidélité à ses engagemens : tout ce que nous lui demandons, c’est d’y songer et même d’en parler quelquefois.