Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/230

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lorsqu’un adversaire me contredit, il ne s’aperçoit pas qu’il ne fait rien d’autre que d’opposer sa manière de voir à la mienne, et qu’ainsi la question n’a pas fait un pas.

Lorsque nous désignons du doigt un phénomène, chacun peut le voir tel que nous le voyons ; mais lorsque nous essayons d’exprimer, de décrire ce phénomène, déjà nous le traduisons dans le langage qui nous est propre. On comprend combien, tout de suite, il en naît de difficultés et d’erreurs. Et l’on peut bien encore établir une terminologie précise pour la description de phénomènes particuliers ; mais à mesure qu’on étend la description, la terminologie perd de sa netteté. Et l’on finit nécessairement par aboutir à des malentendus et à des contresens.

La faute des esprits faibles consiste en ce que, dans leurs inductions, ils passent aussitôt du particulier au général ; tandis qu’on ne doit chercher le général que dans l’ensemble des faits particuliers.

L’empirisme : son extension illimitée. Impossibilité d’arriver à une conclusion vraiment générale.

Il faut prendre garde, dans les discussions scientifiques, à ne pas compliquer le problème en croyant le résoudre.

Pour rendre populaire une théorie, il faut la pousser à l’absurde. Et une théorie n’a de valeur universelle que quand on l’a mise en pratique.

La poésie s’occupe des problèmes de la nature et cherche à les résoudre par l’image. La philosophie s’occupe des problèmes de l’esprit et cherche à les résoudre par la parole. Mais au-dessus de l’une et de l’autre il y a la mystique, qui s’occupe à la fois des problèmes de la nature et de ceux de l’esprit, et qui les résout à la fois par l’image et par la parole.


Ainsi le poète finit par l’emporter sur le savant : car cette mystique, que Gœthe déclare supérieure à ce qu’il appelle la poésie comme à ce qu’il appelle la philosophie, c’est la poésie encore, une poésie plus profonde et plus large, la poésie de ceux qui cherchent directement la vérité dans leur cœur, par delà les illusions des sens et de la pensée. C’est d’elle que parlait Gœthe, dans ses dernières années, lorsqu’il disait à Frédéric Fœrster que « tout homme en vieillissant devenait un mystique. »


Dans le même article où il commente, mot par mot, ces aphorismes de Gœthe, M. Otto Harnack appelle dédaigneusement Schiller « un rhétoricien. » Et il n’est pas le seul à déprécier l’auteur de Guillaume Tell au profit de l’auteur de Faust. La gloire de Schiller subit depuis quelques années en Allemagne une déchéance qui va toujours s’aggravant : on dirait que les critiques allemands ont pris à cœur de se justifier de l’accusation de Nietzsche, qui leur reprochait — et citait volontiers comme un exemple de la sottise de ses compatriotes — leur habitude d’associer le nom de Schiller au grand nom de Gœthe. Cette réaction anti-schillérienne a même pris de telles proportions que les