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Turquie. Comment, cette influence, l’avait-on compromise ou aliénée ?

J’ai dit ici même que la Russie s’était engagée, en 1840, dans une politique qui a tourné à l’avantage exclusif de l’Angleterre. Tout-puissant sur les rives du Bosphore, depuis la conclusion du traité d’Unkiar-Skelessi en 1833, le cabinet de Pétersbourg avait abdiqué, en quelque sorte, entre les mains de celui de Londres ; et on a vu avec quel soin jaloux Stratford défendait la position conquise. Il s’agissait, pour la Russie, de recouvrer le terrain perdu. Le rôle effacé qui lui était échu après le règlement de la question d’Orient en 1841, celui dont l’Angleterre s’était emparée, lui créaient doublement le devoir de se ressaisir, de s’affirmer de nouveau, de reprendre et de continuer la politique traditionnelle qui lui avait assuré le premier rang sur les rives du Bosphore. — Or l’affaire des Lieux saints était à peine mal liquidée pour tous les intérêts, mais sans grave dommage pour aucun, quand la Porte, devant d’incessantes provocations, décida d’envahir et d’occuper le Monténégro. C’était mettre imprudemment la main sur un point sensible dans tout l’empire des tsars. On sait le dévouement de ce petit État pour la cour de Pétersbourg et l’intérêt que, de son côté, elle a toujours porté à cet unique et fidèle ami. Cette fois on n’avait plus un prétexte, on possédait un motif plausible de faire acte de ferme autorité. Le pays tout entier y aurait applaudi avec passion. L’occasion était offerte, cette fois, par la Turquie elle-même, de reprendre l’œuvre interrompue de protection que la Russie a toujours ambitionné d’exercer sur ses coreligionnaires de l’empire ottoman, jusqu’à des temps récens où une plus sage prévoyance a dirigé la politique russe dans d’autres voies. J’ai toujours été tenté de penser — et mes entretiens avec le prince Menschikoff m’ont confirmé dans cette conviction — que sa mission fut décidée, non après ou à cause de la solution de l’affaire de Jérusalem, mais dès qu’on apprit la marche d’Omer-Pacha sur Cettigné.

Mais l’Autriche veillait de son côté. Puissance limitrophe du Monténégro et de la Turquie, elle fut instruite des intentions agressives de la Porte avant même qu’elles eussent reçu un commencement d’exécution. Prévoyant l’intervention de la Russie, elle envoya, en toute hâte, le comte de Leiningen à Constantinople, en le chargeant de faire à la Porte les plus vives représentations et de tenir, au besoin, un langage comminatoire. M. de La Valette était encore à son poste, et, bien qu’à la veille de son départ, il seconda de tous ses efforts les démarches de l’envoyé autrichien. Il vint, de Vienne à Paris, des témoignages non équivoques de gratitude pour ce concours à la fois cordial et