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somme, tout le monde fut relâché ; mais on prétend que les vieillards étaient fort mal en point. — C’est possible, répond M. Malleson, mais cette affaire ne regardait point Hastings. — Assurément, et dans certains cas, il n’avait garde de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Cette fois encore, il laissa faire, il ferma les yeux. Pourvu qu’il eût son argent, peu lui importait de savoir si deux eunuques étaient morts ou vivans. Il n’était pas curieux, et s’il y a des étourdis qui ne songent jamais aux conséquences, il y a de grands politiques qui se font quelquefois un devoir de n’y pas songer.

Hastings avait le tempérament, les procédés, les principes d’un vrai proconsul ; mais pour être juste à son égard, il convient d’ajouter que ce proconsul était au service d’une compagnie. En matière de colonisation et de conquêtes lointaines, les grandes compagnies ont leurs avantages, elles ont aussi leurs inconvéniens. Elles possèdent tous les pouvoirs d’un gouvernement, elles n’en ont pas les charges morales, elles demeurent étrangères à ces responsabilités qui ennoblissent les actions humaines. Très attentives à leur profit, elles poussent jusqu’à ses dernières limites, par une tendance naturelle, l’esprit d’exploitation, et ceux de leurs agens qui sont le plus certains d’obtenir leur faveur sont les habiles qui s’entendent à tondre le mouton de près sans le faire crier, à l’écorcher sans qu’il bêle.

La Compagnie anglaise des Indes était tenue de compter avec la couronne, qui ratifiait la nomination du gouverneur général et des grands fonctionnaires, et avec le bureau de contrôle, dont le président était membre du cabinet. Pour se mettre en règle, elle enjoignait à ses représentans d’éviter soigneusement tous les grands scandales. Les directeurs adressèrent plus d’une fois à Hastings de vertes réprimandes ; ils se plaignaient qu’il en eût mal usé avec Cheyte-Sing, qu’il eût commis des actes malséans, improper, injustifiables et hautement impolitiques, propres à diminuer la confiance que les princes indigènes devaient avoir dans la justice et la modération du gouvernement de la Compagnie. » Après quoi, ils lui reprochaient aussi de ne pas envoyer assez d’argent. « Ils traitaient l’Inde, a dit Macaulay, comme l’Église traitait jadis les hérétiques ; ils remettaient la victime aux mains des exécuteurs, avec l’ordre exprès d’user de toute la douceur possible… La Compagnie avait pour pratique constante l’habitude d’enjoindre l’honnêteté en exigeant ce qu’on ne pouvait obtenir honnêtement ; comme Macbeth, elle n’aurait pas voulu tricher, mais elle voulait être sûre de gagner. » Les recommandations des directeurs pouvaient se résumer ainsi : « Ne faites pas d’esclandre, ou le bureau du contrôle se fâchera, et envoyez-nous beaucoup d’argent, ou nos actionnaires se plaindront. Gouvernez avec douceur, soyez juste, modéré, mais pour l’amour de Dieu, envoyez-nous beaucoup de roupies. »