Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Son rêve devait s’accomplir ; mais il était à mille lieues de deviner ce que lui réservait sa destinée et par quelles voies étranges et fort obliques il rentrerait en possession de Daylesford. Pouvait-il se douter qu’après avoir passé quelques années dans un collège et quelques mois dans une école de commerce pour y apprendre l’arithmétique et la tenue des livres, le parent qui l’avait à sa charge, et à qui il tardait de se débarrasser de son incommode fardeau, lui obtiendrait une petite place d’employé dans les bureaux de la Compagnie des Indes, qu’on l’expédierait à Calcutta, où il tiendrait des comptes, à Cossimbazar, où il conclurait des marchés d’étoffes avec les courtiers indigènes ; qu’il deviendrait bientôt agent politique ; que quelques années plus tard il serait nommé membre du conseil de Madras ; que les directeurs, comprenant ce qu’il valait, le mettraient à la tête du gouvernement du Bengale ; qu’en 1773 il serait le premier gouverneur général de l’Inde ; que par son génie d’administrateur, par sa merveilleuse habileté, par l’énergie de son caractère, il rendrait à son pays les plus grands services ; qu’il ferait des lois et des traités, mettrait en mouvement des armées, élèverait et renverserait des princes, et qu’aimé des uns, haï des autres, il obligerait ses ennemis à l’admirer et ses amis à le craindre ?

Cet homme petit et frêle, au visage pâle et fatigué, à qui rien ne semblait difficile, et dont le regard pensif n’était jamais sombre, avait fait de grandes choses, mais il avait commis aussi des actions douteuses, que les moralistes taxaient de crimes, et auxquelles les politiques les plus indulgens trouvaient à redire. Bref, en mainte circonstance, il y avait eu du louche dans sa conduite. Il aurait manqué quelque chose à sa retentissante renommée si, après avoir été treize ans gouverneur général de l’Inde, il n’avait subi, à son retour en Angleterre, une dure épreuve, essuyé les longs et mortels dégoûts d’un procès qui dura huit ans et lui coûta 75 000 livres sterling, et si ce procès n’avait donné lieu au plus beau tournoi d’éloquence des temps modernes, s’il n’avait eu pour accusateurs les plus grands orateurs qu’ait produits son pays, un Burke, un Fox, un Sheridan. On assure que pour assister à l’une des séances quelqu’un paya jusqu’à cinquante guinées.

En fin de compte, il fut acquitté. Il n’avait pas attendu jusque-là pour racheter Daylesford. Le manoir était délabré, le parc fort mal tenu. Il bâtit, il planta. A la vérité, il avait dû renoncer à la vie publique ; on ne lui avait offert ni les honneurs sur lesquels il comptait, ni la pairie, ni une place dans le conseil. Quoiqu’il eût été absous, on le jugeait inquiétant ; on se disait qu’il n’y a pas de fumée sans feu ; on le soupçonnait d’avoir la main lourde et dure, peu de scrupules, trop de goût pour les moyens sommaires, pour les méthodes expéditives