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déchirement de quitter cette Algérie qu’il ne devait plus revoir.

Notre Africain tomba dans le Paris de 1830 comme un bon provincial, étranger à la politique, ignorant des hommes et des choses. On lui avait donné la 1re brigade de la 1re division, sous les ordres du général Carrelet. Il se mit à observer en spectateur le jeu des partis, et le peu qu’il en dit montre un sens très juste de la situation à cette époque. Il constate l’inquiétude de l’opinion moyenne, qui cherche des sûretés contre le désordre ; la faiblesse et les divisions de l’Assemblée, assez imprudente pour toucher au suffrage universel par la loi du 31 mai, incapable ensuite de se protéger elle-même en votant la loi des questeurs. Il n’est pas dupe des illusions vaniteuses de Changarnier, qui se persuade de sa popularité et du pouvoir qu’il aura seul de contenir le Président. Canrobert ne connaissait pas Louis-Napoléon ; il sortit de sa première audience désagréablement étonné de l’accent germanique du prince, mais charmé par une affabilité d’accueil sur laquelle il ne comptait pas : le général ne se cachait point d’avoir voté, comme la plupart des officiers d’Afrique, pour son camarade Cavaignac. Canrobert observait tout ce monde comme des Arabes pas très sûrs, qu’il est bon de tenir à distance avec ses grand’gardes. Il jugeait inévitable un dénouement du conflit élevé entre le Président et l’Assemblée, mais il ne le croyait pas si proche. Pourtant on lui avait rapporté la fameuse boutade de Saint-Arnaud, dont l’esprit de décision ne faisait pas doute pour les Africains ; il savait ce ministre vraiment ennemi du bruit dans les maisons et fort capable d’aller chercher la garde.

Le jour où on l’alla chercher, le rôle de Canrobert fut très simple, très correct ; il le retrace dans ses notes, tel qu’il l’a exposé maintes fois. Au matin du 2 décembre, il était tranquillement chez lui, ignorant les événemens de la nuit. Edgar Ney vint l’en instruire et l’invita à se rendre sur les positions de combat de la 1re brigade. Le général répondit qu’il ne bougerait pas à moins d’un ordre précis de son chef direct, le divisionnaire Carrelet. Un planton apporta cet ordre. Le général alla prendre alors le commandement de ses troupes, sur la place de la Madeleine. La journée se passa sans incidens, le lendemain de même. Le 4, la division Carrelet reçut l’ordre de remonter les boulevards et de balayer les obstacles. La tête de colonne s’étant heurtée à une barricade, à la hauteur de la rue Saint-Denis, la première brigade fut arrêtée sur le boulevard Montmartre, en formations compactes. Des coups de fusil partirent des fenêtres. Les soldats des premiers rangs ripostèrent sans commandement. Canrobert accourut pour faire cesser le feu. Comme il prescrivait à son clairon d’ordonnance la sonnerie