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de discuter avec eux. Il chargea donc un homme de confiance, M. Boullenois, doyen des substituts du procureur général, de recevoir le président d’Ormesson et de lui donner des explications sur la procédure d’Abbeville. Ce substitut, pièces en main, peignit le pauvre chevalier sous les traits d’un monstre chargé de crimes, et, après l’entrevue, il écrivit triomphant à son chef : « J’ai vu M. le président d’Ormesson ; il a eu horreur comme moi de toutes les impiétés en quelque sorte avouées par les accusés dans leurs interrogatoires. »

L’horreur manifestée par M. d’Ormesson à la lecture des pièces n’existait à coup sûr que dans l’imagination du zélé Boullenois, car, le 4 novembre, le président écrivait de nouveau et en termes pressans, pour le chevalier, au parquet. Vains efforts ! et non moins inutiles toutes les peines de l’abbesse qui ne cessait de supplier, de discuter, de rétorquer l’infâme procédure. A propos de Beauvarlet, un des témoins les plus vils de l’enquête, celui qui accusait de La. Barre de l’avoir prié d’acheter un Christ qu’il voulait fouler aux pieds, Mme Feydeau représentait que cet individu avait été déjà condamné comme faux témoin, qu’elle l’avait nourri par charité, et qu’il avait agi par vengeance, se trouvant renvoyé de l’abbaye. A l’égard du livre d’Évangile que le chevalier aurait lacéré : « Je peux assurer, disait sa tante, qu’il n’en a jamais eu dans sa chambre ; c’est apparemment un vieux bréviaire tout déchiré que je lui avais donné pour bourrer son fusil. »

Pendant que les amis des accusés travaillaient ainsi vainement à leur défense, Duval de Soicourt poursuivait son œuvre, et se trouvait encouragé par de puissantes approbations : celle notamment du maréchal de Soubise, le triste héros de Rosbach, l’ami de la Pompadour et de la Du Barry, qui, le 5 novembre 1765, dans une lettre à Duval de Soicourt, donnait formellement défense à aucun des accusés « de prendre le titre ni la qualité de gendarmes de la garde. » Cette lettre témoignait qu’à Versailles, chez le Roi et dans les petits appartenons dont Soubise avait les secrets, les prétendus criminels d’Abbeville n’excitaient qu’une vertueuse et implacable indignation. Aussi devenait-il dangereux, non pour Linguet seulement, mais pour le père même de l’un des accusés de défendre son propre fils. Hecquet et l’assesseur s’irritaient à la pensée que Linguet et M. Douville surveillaient point par point leur enquête, et se trouvaient, malgré le mystère de l’instruction, au courant de bien des choses : aussi à la moindre difficulté qui surgissait devant eux, ils ne manquaient pas d’accuser ces deux personnages.

Un beau matin le jeune Moisnel s’avisa de rétracter