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chanter au sieur Douville de Maillefeu la Madeleine et la Saint-Cyr, et au sieur Dumayniel de Saveuse la Madeleine seulement. » Ces noms détestés étaient enfin dans le procès ! L’assesseur triomphait. Mais Hecquet ne voulut point augmenter le nombre des accusés sans en référer à son chef.

« Il ne peut être question, — écrivait-il, le 12 octobre, au procureur général — d’élargir même Moisnel, puisque cet accusé avoue qu’il a chanté la Saint-Cyr, et que cette chanson peut être regardée comme un des plus énormes blasphèmes qui, suivant la déclaration du 30 juillet 1666, doivent être punis rigoureusement. » Mais enfin « à trop creuser cette affaire, on va y englober une multitude de jeunes gens. » Que faire ? Hecquet propose à M. Joly de Fleury une solution qui lui paraît de nature à satisfaire toutes les exigences, en épargnant à tous la responsabilité d’un procès scandaleux : « Il vaudrait bien mieux, écrit-il, les enfermer par lettre de cachet dans une maison de force. » Une telle phrase, dans la correspondance du procureur général du Parlement de Paris avec un de ses substituts, met curieusement en lumière le côté bienveillant de cet ancien régime des lettres de cachet. Et si ce mot de « bienveillant » semble d’abord paradoxal, qu’on veuille bien y réfléchir. Certes, tout emprisonnement arbitraire, fût-ce d’un jour, nous paraît aujourd’hui intolérable. Mais que l’on compare ce supplice, qui, du moins, laissait la vie sauve et l’espoir, aux supplices affreux encourus par les jeunes gens d’Abbeville, et que l’un d’eux a subis ! N’était-ce point les sauver que de les mettre à la Bastille, qui, bien des fois ainsi, apparut sous l’ancien régime comme un lieu de refuge, d’asile et de pardon ? Hecquet, par sa proposition, se montra donc le seul clément et secourable, parmi tant de cruels magistrats[1]. Et à l’heure où il écrivait ainsi, nous croyons que tous ceux qui s’intéressaient aux accusés eussent de grand cœur accepté la Bastille comme une aubaine inespérée pour ces pauvres enfans. Le procureur du roi terminait sa lettre par ces mots : « Je suspends l’instruction de la procédure jusqu’à ce que vous m’honoriez de votre réponse sur ces objets. »

La réponse ne se fit pas attendre. Le 30 octobre, deux

  1. Tandis que les magistrats du Parlement obéissent, dans ce procès, à des tendances politiques, tandis que l’assesseur d’Abbeville semble poursuivre une vengeance personnelle, Hecquet appartient à la catégorie des subordonnés qui font du zèle, mais sans cesser d’être accessibles à quelque pitié. A deux reprises dans ce procès, Hecquet s’est montré miséricordieux : d’abord en sollicitant pour les accusés le bénéfice de la Bastille ; ensuite en prenant contre de La Barre des réquisitions relativement douces dont il ne fut d’ailleurs tenu aucun compte. Le procureur, en effet, concluait, après l’information, à ce que de La Barre fût « battu de verges, flétri des trois lettres C. A. L. et ensuite attaché à la chaîne et mené aux galères pour servir le Roy comme forçat à perpétuité. »