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à Compiègne, en duel. Moisnel était surnuméraire aux gendarmes de la garde. Jean-François de La Barre était lieutenant d’infanterie, orphelin et pauvre, mais fort bien né. Il tenait à de grandes familles, à la puissante tribu parlementaire des Lefebvre d’Ormesson. Son grand-père, seigneur de La Barre, près Enghien, avait été d’abord maître des requêtes. Il avait ensuite administré Cayenne et s’était, par un gouvernement intelligent, rendu le véritable créateur de cette colonie. Ce grand-père était mort, lieutenant général des armées royales, laissant une fortune de 40 000 livres de rente que son fils, un vrai chenapan, dissipa. Le petit-fils, le jeune Jean-François, fut élevé chez un fermier, puis recueilli à Abbeville par sa tante, l’abbesse de Willancourt, parente de Paul-Esprit Feydeau de Brou, garde des sceaux jusqu’en 1762, dont elle portait le nom. Mlle Feydeau de Brou avait installé son neveu dans un appartement dont l’abbaye disposait en dehors de l’enceinte cloîtrée. Ce neveu de nonne était doux et d’humeur paisible, non point cerveau brûlé comme son ami Maillefeu. Il aimait la lecture et l’étude et passait pour un garçon de grand avenir. Ses juges n’ont pu lui reprocher aucun scandale, aucune action vilaine. Spirituel et vaillant, il a trouvé au cours de son martyre, et jusqu’au pied de l’échafaud, de jolis mots, simples et virils.


IV

Le chevalier et ses camarades n’auraient pu être à aucun degré compromis dans l’affaire de la croix, sans un témoignage capital que les magistrats réussirent enfin à recueillir : le témoignage d’un maître d’armes du nom de Naturé. Hecquet et Duval de Soicourt battaient les buissons, s’évertuant vainement à la recherche d’une proie, quand, pour le malheur des accusés, ce maître d’armes apparut. Il devint le pivot, la clef de voûte de l’enquête par sa dénonciation qui mérite d’être rapportée : « Le sieur d’Estalonde, le chevalier de La Barre et le sieur Moisnel étant tous trois dans ma salle d’armes, je les ai entendus se vanter qu’au temps de la fête du Saint-Sacrement dernier, étant sur la place de Saint-Pierre, lorsque la procession passa, ils ne défirent point leurs chapeaux, ne se mirent point à genoux, et en firent comme une espèce de bravade. » Telle est la charge unique qui détermina les mesures dont le procureur du roi rendait compte le 5 octobre à son chef.

« J’ai appris par l’information que plusieurs jeunes gens de cette ville étaient, passés, le jour de la Fête-Dieu, devant le Saint-Sacrement, sans ôter leurs chapeaux, s’en étant vantés comme