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pour être sur iceux statues par un seul et même jugement. »

Ainsi, d’après Linguet, cette jonction serait un stratagème qui aurait réussi à égarer l’opinion et même l’histoire. En effet, l’affaire de La Barre est demeurée « l’affaire du crucifix » et, l’on croit encore que le chevalier a été condamné comme l’un des auteurs de la mutilation du Christ. « Ce n’est cependant qu’une erreur cruelle, a dit Linguet avec raison. L’insulte à la croix est bien le prétexte du procès, mais elle n’en est pas l’objet. Elle n’entre pour rien dans la sentence, ni dans l’arrêt. La mutilation du Christ n’est même rappelée ni dans l’une ni dans l’autre. L’auteur en est inconnu ; aucun des accusés n’en est chargé par les témoignages ; et quand le Parlement s’est décidé ; à livrer deux d’entre eux à toute la rigueur de la justice, ce n’est pas la considération de ce crime qui a déterminé les suffrages, puisque dans les informations il n’y a pas un mot qui puisse faire croire qu’on a découvert les coupables. »

Quels motifs poussaient donc les juges à échafauder cette sombre affaire, à joindre par un cruel artifice de procédure deux causes absolument différentes ? Comparons sur ce point l’opinion de Voltaire et celle de Linguet.


III

Est-il vrai, comme l’a cru longtemps Voltaire, que Duval de Soicourt, amoureux d’une abbesse, parente du chevalier de La Barre, se soit vengé des dédains de la tante en faisant brûler le neveu ? On connaît ce récit romanesque ; il se trouve dans la relation du procès écrite par Voltaire, en 1766. Il y est dit qu’un habitant d’Abbeville, nommé Belleval[1], âgé de soixante ans, vivait avec la religieuse dans une grande intimité, parce qu’il était chargé de quelques affaires du couvent. « Cet homme devint amoureux de l’abbesse, qui ne le repoussa d’abord qu’avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite obligée, de marquer son aversion et son mépris pour ses importunités trop redoublées. » Enfin « il fut exclu de certains soupers, » et c’est alors qu’exaspéré il aurait machiné son œuvre de vengeance.

Telle est la version de Voltaire ; elle n’est confirmée par aucun document. Voyons le récit de Linguet, exposé en termes très hardis dans son Mémoire au Parlement[2]. « Des cinq accusés, dit-il,

  1. C’est Duval de Soicourt que Voltaire nommait ainsi Belleval. Or, il y avait à Abbeville un juge honorable et estimé qui portait le nom de Belleval. Devérité rapporte qu’il fut au désespoir de cette confusion.
  2. Notons ici que Voltaire, dans le Cri du sang innocent, publié en 1775, longtemps après le procès, et en vue de la réhabilitation de Gaillard d’Estalonde, paraît s’être rapproché de la version de Linguet.