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Ces instructions étaient précises. Elles furent communiquées à l’assesseur criminel Duval de Soicourt, et, si l’on en croit Linguet, Voltaire et Devérité, elles flattaient trop ses inimitiés pour qu’il ne s’y conformât point avec exactitude.

Cependant, malgré ce zèle, l’objet de la plainte portée le 10 août ne paraissait point s’éclaircir. Personne en effet, écrit Linguet dans son Mémoire, ne connaissait le sacrilège. Mais il ajoute : « Au défaut de cette connaissance, qui était pourtant le seul but du procès, les témoins, en se présentant devant le juge, s’efforçaient de paraître instruits, au moins sur quelques chefs relatifs à celui qu’il s’agissait d’éclaircir. Ils faisaient une espèce d’examen de leur conduite et beaucoup plus encore de celle des autres. Les ouï-dire, les simples soupçons même se trouvaient rappelés comme des vérités essentielles, et les rumeurs les moins probables prenaient, en passant par leur bouche, toute l’apparence de la certitude. Ils révélaient des irrévérences, des indiscrétions, des discours impies tenus par des jeunes gens de la ville, mais qui étaient antérieurs au délit dont on informait, et qui jusque-là n’avaient causé aucune espèce de scandale. Cependant, le procureur du roi crut devoir les dénoncer à la justice. Il y trouva la matière d’une seconde plainte qu’il rendit, en effet, le 13 septembre 1765, c’est-à-dire à plus d’un mois d’intervalle de la première. »

Il semble que l’équité demandait du juge criminel qui reçut les deux plaintes : celle du 10 août, portant sur la mutilation du crucifix, et celle du 13 septembre, laquelle « ne tendait qu’à obtenir la permission d’informer sur les impiétés et les blasphèmes commis dans la ville », qu’il eût soin de distinguer les deux objets qu’elles concernaient. « Il est sûr, écrit Linguet, que le blasphème est un grand crime ; mais la mutilation d’une croix est un crime encore plus grand. Le premier consiste dans des paroles, le second consiste dans des actes. L’un a différentes nuances, différens degrés, qui peuvent le rendre plus ou moins grave ; l’autre est énorme de sa nature, c’est toujours un crime de lèse-majesté divine. Il était donc important de les séparer ; la justice exigeait qu’on évitât soigneusement d’en faire un seul et même titre d’accusation. Ce ne fut pourtant pas le principe que suivit l’assesseur d’Abbeville. Au contraire, il parut se proposer de confondre les deux affaires, et, dès le commencement des informations sur la seconde plainte du 13 septembre, il rendit une sentence dont voici les dispositions. Elle ordonnait que les deux procès faits, tant sur la plainte du 10 août, portant sur la mutilation, que sur la plainte du 13 septembre, bornée aux impiétés et aux blasphèmes, seraient et demeureraient joints,