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la sensation que j’ai eue : celle d’un immense atelier de sculpture, où sécheraient encore des milliers de terres cuites, pendues le long des murailles, à la lueur du couchant.

On disait autrefois : « A Salamanque, 25 paroisses, 25 couvens d’hommes, 25 couvens de femmes, 25 collèges, 25 arches de pont. » Sauf le vieux pont romain, que les eaux du Tormès ont aminci par la base, mais n’ont pu renverser, tous ces monumens ne sont pas restés debout., Les uns ont été détruits pendant l’invasion française, au temps de cette Francesada dont le nom, que j’ai entendu prononcer par des gens du menu peuple, au fond d’un village perdu, dans la campagne de Burgos, résonnait tristement à mon oreille, comme une plainte amère et juste ; les autres, plus nombreux qu’on ne l’a dit, ont été démolis par les acheteurs de biens d’Eglise, et leurs belles pierres ouvragées sont à jamais ensevelies sous le ciment d’un mur de jardin. Il en reste assez pour la gloire de Salamanque, assez pour donner place à cette douce ville parmi celles qui forment le musée du monde, et qui sont en dehors de la lutte moderne, dispensées de service par leur glorieux passé.

Aussi, je m’indigne quand on m’apprend que certains Salamanquinais rêvent pour leur patrie un avenir industriel, qu’ils énumèrent avec complaisance les fabriques d’amidon, les fonderies, les tanneries, qui se cachent, paraît-il, dans le dédale des rues roses ; je refuse de les croire ; et, pour m’assurer que Salamanque est bien encore le vieux docteur, à l’âme spéculative, qu’on salue avec une idée respectueuse d’in-folio dans l’esprit, je lente une expérience : je fais le tour de la Plaza Mayor.

Ce pâtissier, par exemple, dont la boutique est si bien située, au centre des arcades, et, comme disent les affiches, « au centre des affaires », serait-il un novateur, un convaincu des progrès de son art ? J’entre, et, parmi les petits gâteaux, d’espèces classiques, notamment les choux à la crème, qu’on appelle ici d’un nom français, « petits choux », j’aperçois une assiette de morue frite, une autre de sardines grillées, ce qui est tout bonnement conforme aux anciennes traditions espagnoles. On aurait pu voir cet étalage, et ces voisinages curieux, du vivant du mathématicien Pedro Ciruelo, que l’Université de Salamanque voulut bien céder à sa sœur de Paris.

A côté, je m’arrête devant la boutique d’un libraire. Il a peut-être des trésors cachés. Mais les livres exposés ne le disent pas. Ils ont été choisis avec un éclectisme généreux : c’est tout le mérite de la montre. Je compte jusqu’à neuf volumes : les Mémoires de Stuart Mill ; Rome, par Taine ; le Caucase, par Léon Tolstoï : le Suicide, par Caro ; Un nid de seigneurs, par