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vers les portes. J’arrive à temps pour apercevoir deux voitures pleines de toreros, qui filent grand train vers la ville. Le président dont l’autorité a été méconnue s’est fâché. Il envoie des gendarmes à cheval à la poursuite des fugitifs. Ceux-ci ont eu le temps de gagner leur hôtel. Ils y sont arrêtés. Guerrita, qui n’a pas quitté la plaza de toros, est également appréhendé au corps. Le représentant du grand califat de Cordoue rejoint ses camarades à la prison. Tout Valladolid est en émoi. Des dépêches sont lancées dans toutes les directions. On ne cause plus que de l’incident de l’après-midi. Quelqu’un près de moi, dans un café, annonce que Guerrita vient d’expédier un télégramme à sa femme pour la rassurer. A dix heures du soir, on apprend que les délinquans ont été relâchés, après un interrogatoire sommaire du juge d’instruction. Les journaux répètent les mots de Guerrita. Il a subi dignement l’épreuve. Sa gloire le met au-dessus des rancunes vulgaires. Il a dit, en franchissant le seuil de la prison : « S’il plaît à Dieu, je n’en tuerai pas moins le taureau l’an prochain, sur la place de Valladolid. »


IV. — LES DEUX PAYSAGES

En chemin de fer.

Vous m’aviez demandé, mon ami : « Regardez bien ces paysages de Castille dont on dit tant de mal, afin de me les décrire. » Je puis vous répondre déjà. J’ai traversé un coin du Léon et une moitié de la Vieille-Castille ; je sais que la Nouvelle ressemble à celle-ci ; que la plus grande partie de l’Estramadure n’en diffère pas beaucoup. Et il est permis d’affirmer, je crois, en élargissant la question, que, — si l’on excepte les contrées du nord et du nord-est, qui sont pyrénéennes, et l’Andalousie sœur de l’Afrique, pays de contrastes, pays de palmiers et d’œillets rouges au pied des montagnes neigeuses, de roches brûlées et de prairies vertes, — l’Espagne n’a que deux paysages.

Le premier, le moins commun, est la forêt, non pas la forêt de France, faite de chênes, d’ormes, de hêtres élancés, mais le bois clairsemé, le maquis sans routes planté de chênes verts aux formes rondes, qui dessinent des courbes sur le bleu net du ciel. Dans la saison d’automne, le soleil a fané la moisson d’herbes poussée entre les troncs des arbres. Il reste des tiges de lis rouges devenues couleur de terre, des touffes sèches de lavande, des chardons de six pieds de haut, si bien branchus, si dignes, si castillans d’attitude, qu’on les prendrait pour des candélabres d’église qui ne seraient jamais époussetés. Mais la verdure des chênes ne change pas. A peine se ternit-elle, à cause de la poussière