ne pas être classique, et de manquer de sérieux avec le taureau, qui n’en manque jamais, ça c’est vrai. Ils murmurent que le grand art disparaît ; mais leurs protestations se perdent dans le bruit des acclamations et le tintement des pièces d’or. Guerrita est, de beaucoup, le plus occupé de la corporation. Je viens de lire que son gain probable de la saison, — non encore terminée, — sera de 380 000 francs ; qu’il a dépêché, cette année, 200 taureaux, et doit en tuer encore une vingtaine. Depuis qu’il a reçu l’alternativa, depuis qu’on l’a armé chevalier, le nombre de ses victimes peut s’évaluer à plus de 1400, et ses économies à plus de trois millions. On invente pour lui des qualificatifs admirables : — défiez-vous, d’ailleurs, de cette grandiloquence, que nous prenons trop au sérieux, et que souligne, le plus souvent, un petit sourire que je connais. — Un journal l’appelle « El monstruo Cordobès, le monstre de Cordoue » ; un autre « l’unique représentant du grand califat de Cordoue » ; un autre loue « sa suprême intelligence » et déclare que, dans la dernière course, il s’est montré napoléonien, napoléonien.
Je l’ai vu dans la belle arène de Valladolid, bâtie, selon la coutume, à l’une des extrémités de la ville. Il était, comme toujours, d’une élégance raffinée, mais nerveux et mécontent, car de grosses bourrasques passaient dans le ciel de Castille ; la pluie gâtait les costumes brodés d’or et d’argent, et mouillait le terrain. A plusieurs reprises, Guerrita avait levé son front soucieux vers les nuages, et le public avait frémi à la pensée que les courses pourraient être interrompues. Des groupes d’hommes, debout sur les gradins, signalaient du doigt les éclaircies qui venaient entre deux giboulées. Quatre taureaux étaient déjà morts. Le président, impassible dans sa loge, ne paraissait pas s’apercevoir des marques d’évidente mauvaise humeur que donnaient les espadas. Entre le quatrième et le cinquième Yeraguas, il y eut cependant un intervalle. Une énorme nuée tendait déjà la moitié du cirque d’un voile couleur de plomb. La cuadrilla de Reverte était en rang de bataille en face du toril. Tout à coup, la sonnerie d’usage retentit, le taureau s’élance. A peine a-t-il franchi au galop le premier tiers de l’arène qu’il s’arrête, saisi et comme cloué à terre par une pluie torrentielle. Tous les parapluies s’ouvrent, mais personne ne s’en va. Guerrita se baisse, prend une poignée de terre, et la jette aux pieds de Reverte. Puis il fait signe aux picadors, aux banderilleros, à son camarade, de se retirer aussi tôt. En quelques secondes, toutes les capas rouges, les manteaux brodés, tous les mollets tendus de soie rose ont disparu de l’arène. Le taureau reste seul, immobile et stupide. Des clameurs de colère s’élèvent de tous côtés. On se précipite