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Cette navigation, si rude en hiver, si douce aujourd’hui, se termine dans un paysage enchanteur. On double une série de caps aux falaises énormes, nues, éboulées, fendues par les lames, et, tout à coup, une baie s’ouvre, assez profonde pour qu’on n’en voie pas la fin, et les montagnes qui barraient l’horizon s’éloignent en menues dentelles mauves, et la rive droite est pleine d’îlots verts, de groupes d’arbres enveloppant de petits carrés blancs qui se rapprochent, qui se mêlent, qui deviennent une ville. Nous avançons lentement ; il y a tant de lumière, tant de ciel, tant de brume fine sur les choses, que je pense aux deux écrivains[1], et que je comprends.

Vous devinez bien que, dans une pareille mollesse de rives, une ville ne peut manquer de s’endormir un peu. Santander est moins active que sa rivale, Bilbao ; elle a de longs quais où sont amarrés quelques navires à vapeur, des voiliers, deux grands steamers qui chauffent pour je ne sais quelle destination lointaine ; elle a des maisons de baigneurs, d’artistes, de commerçans enrichis, sur la côte élevée qui borde le golfe et qui se termine par un éperon de rochers d’un jaune ardent, flanqué de deux plages, celle de la Magdalena et celle du Sardinero.

Tout près de la première, dans un site merveilleux d’où le regard peut errer sur toute la baie, habite M. Bénito Perez Galdos. C’est un homme de cinquante ans, à la physionomie grave, un peu froide, aux moustaches grisonnantes et retombantes, aux cheveux courts, qu’on prendrait, dans une rue de France, pour un officier de cavalerie en civil. Il est venu très souvent en France ; il a voyagé ; il fait d’assez fréquentes apparitions à Madrid. Sa patrie n’est pas Santander ; il est né aux Canaries. Bien qu’il soit attaché au pays d’adoption dont la beauté l’a séduit, il n’est pas lié parce joug puissant de la terre au point d’avoir donné pour cadre, à la plupart de ses romans, cette province de Santander. Il vit en province et n’est pas, au sens propre du mot, un écrivain provincial. Son œuvre est considérable. S’il m’était permis de la juger sur des impressions nécessairement rapides, sur des lectures en chemin de fer ou en bateau, je dirais que l’auteur me paraît être, en philosophie, un voltairien ; en politique, un libéral ; qu’il a commencé par écrire des récits patriotiques, à la manière d’Erckmann-Chatrian ; qu’il a, plus tard, modifié son genre, et serait plus voisin aujourd’hui, avec toute la différence entre le génie espagnol et le génie anglais, de Thackeray ou de Dickens, je veux dire moins préoccupé des

  1. Voyez la Revue du 1er février.