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chacun à l’un de ces deux plans opposés. Tout homme voit les faits à travers sa nature et se raconte soi-même dans ses desseins. Montauban était aventureux. Son tempérament aimait l’offensive, sa réputation était le prix de son audace, son expérience lui avait prouvé jusqu’où des Français peuvent pousser victorieusement la témérité. Dans l’homme de guerre il y a du joueur : Montauban était un joueur gâté par la fortune et que les beaux risques attiraient comme la condition des grands gains. Il était naturel qu’un tel homme mît un point d’honneur à ne pas reculer, et comptât rencontrer en Lorraine un heureux coup du sort. Trochu, accoutumé à examiner toutes choses d’une intelligence scrupuleuse, à fonder des jugemens sur des études et des méditations, à découvrir les faiblesses de notre état militaire et la puissance de nos ennemis, acceptait au contraire sans hésitation la douleur de livrer une partie de la France à l’envahisseur et le danger de livrer la capitale à la révolution, pour obtenir que nos dernières forces livrassent leur suprême combat à Paris, seul champ de bataille où la victoire parût impossible aux Allemands[1].

Ce désaccord était un grand mal. Et mal plus grand encore ! le choix entre ces deux partis allait être décidé non entre soldats et par des raisons militaires, mais entre personnes étrangères à l’armée et par des intérêts politiques.

L’impératrice avait déjà exercé la régence durant la guerre d’Italie. Mais aux jours lointains de 1859 la victoire rendait facile de régner et la souveraine, alors uniquement femme, jeune et belle, avait reçu et porté son titre comme une parure de plus. Après les revers de 1870, elle eut la tentation plus noble, mais plus dangereuse d’un grand rôle à jouer. Personne n’avait vu d’aussi près l’usure de l’âme par le corps détruire lentement l’empereur. Elle n’avait plus d’illusions sur lui : elle en avait sur elle,

  1. Il considérait ce parti comme si nécessaire au salut de la France que, dès nos premières défaites, malgré la réserve que lui commandait sa disgrâce et le faible crédit qu’elle laissait à ses conseils, il voulut faire parvenir son avis à Napoléon III, alors chef des armées. Il écrivit à un ami, le général de Vaubert, aide de camp de l’Empereur, la lettre suivante, pour être mise sous les yeux du souverain :
    « Paris, le 10 août 1870.
    « Si haute que soit l’importance des événemens qui paraissent devoir se passer entre Metz et Nancy, celle des événemens complémentaires qui pourront se passer à Paris, au double point de vue politique et militaire, n’est pas moindre. Il y a là, vous le croirez sans peine, des périls spéciaux qui peuvent faire explosion d’un jour à l’autre par suite de la tension infinie de la situation, quand l’ennemi viendra déployer ses masses autour de la capitale. Il faut la défendre à tout prix avec le concours de l’esprit public qu’il s’agira d’entraîner dans le sens du patriotisme et des grands efforts.
    « Si cette défense est active et vigilante, si l’esprit public tient ferme, l’ennemi se repentira de s’être engagé si loin dans le cœur du pays.
    « Dans cette idée j’exprime l’opinion dont le développement suit : le siège de Paris peut être longuement disputé, à la condition, nécessaire pour tous les sièges, impérieusement nécessaire pour celui-là, que la lutte soit appuyée par une armée de secours. Son objet serait d’appeler à elle tous les groupes qui seraient ultérieurement organisés dans le pays, d’agir par des attaques répétées contre l’armée prussienne qui serait, par suite, incapable d’un investissement complet et de protéger les chemins de fer et les grandes voies du Sud par lesquels se ferait l’approvisionnement de la ville.
    « Cette armée de secours existe, dit-on, au ministère ; mais ce sont là de futurs contingens, tout aussi incertains que ce qu’on a espéré des régimens de marche, que ce qu’on a espéré des régimens de mobiles qui peuvent être, et seront d’un grand secours plus tard, mais non pas dans le moment présent et immédiat.
    « Je crois qu’il faut que l’Armée de secours de Paris soit l’Armée qui est réunie devant Metz, et voici comme je l’entends : le répit que vous donne l’ennemi veut dire qu’il évacue ses blessés, fait reprendre leur équilibre à ses têtes de colonnes, et qu’il opère sa concentration définitive. Elle comprendra trois armées dont l’une, au moins, aura la mission de vous tourner. L’effort lui coûtera cher, mais il sera soutenu par des forces considérables et incessamment renouvelées. Si vous tenez trop longtemps ferme devant Metz, il en sera de cette armée, qui est le dernier espoir de la France, comme il en a été du premier corps, qui a péri après de si magnifiques preuves. Je crois qu’il faut que cette armée de Metz étudie soigneusement et prépare la ligne d’une retraite échelonnée sur Paris, les têtes de colonnes livrant bataille sans s’engager à fond et arrivant à Paris avec des effectifs qui devront suffire pour remplir l’objet de premier ordre que j’ai indiqué ; nous ferons ici le reste. Adieu, bon courage et bon espoir.
    « Post-scriptum. — À l’heure qu’il est, vous avez encore trois routes pour effectuer cette retraite. Dans quatre jours vous n’en aurez plus que deux. Dans huit jours vous n’en aurez plus qu’une, celle de Verdun. Ce jour-là l’armée sera perdue. »
    Singulière puissance qui élevait l’étude et l’intelligence de la guerre jusqu’à la prophétie, et d’avance fixait non seulement l’étendue des désastres, mais leur marche, mais l’heure où ils devaient s’accomplir !