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manque. Il torture Suzanne de toutes les questions qu’il avait promis de lui épargner. Cela est humain; nous ne songeons pas à y contredire. Cette enquête à laquelle le mari ne peut s’empêcher de soumettre sa femme témoigne de sa jalousie et atteste donc sa passion. Attendez quelques minutes. Georges tout à l’heure auprès de Suzanne rugissait comme un Othello. Il soupire maintenant aux pieds de Thérèse. Il est guéri comme par enchantement de ses rancunes et trouve qu’on a bien tort d’empoisonner ainsi la vie, qui est courte. Et lui aussi il connaîtra les douceurs de l’adultère ! Laissez encore passer quelques jours. Georges est déjà dégoûté de sa brève aventure. Il laisse Thérèse attendre vainement aux rendez-vous qu’il lui a donnés, à peu près comme Chambray manquait au rendez-vous de Yoyo. Car tous ces personnages ont médité sur l’art de traiter les femmes comme elles le méritent. Il n’aime plus Thérèse. L’a-t-il jamais aimée? Il a trompé Suzanne comme elle-même l’avait trompé, sans savoir comment ni pourquoi... Ainsi vont les choses. Des forces agissent en nous que nous ignorons. Nous en constatons l’existence le jour où elles se révèlent par leurs effets. Nous assistons à notre propre vie en témoins. Nous y sommes spectateurs, non pas acteurs. La conséquence est qu’il faut assister à ce spectacle avec beaucoup de détachement.

Cette théorie nous est présentée avec un caractère de généralité. M. Lemaître ne nous laisse pas entendre qu’il ait voulu étudier des cas particuliers. Il ne nous donne pas ses personnages pour des êtres d’exception. Bien au contraire. Il s’est appliqué à écarter tout ce qui, chez eux, aurait pu être un trait individuel. Georges, Suzanne, désignés par un simple nom de baptême, c’est un homme et une femme comme ils sont tous. Sont-ce des malades, et faut-H les plaindre? Nullement. Faut-il les haïr? Moins encore. Ils n’ont pas été choisis comme des spécimens de laideur morale; ce seraient plutôt personnages sympathiques. C’est peu de dire qu’ils représentent l’humanité moyenne. Ils appartiennent à l’élite. Ils sont très cultivés. Ils s’expriment en un langage dont la délicatesse est souvent exquise. Cette délicatesse du langage est signe de la délicatesse de leurs âmes. Ils ont une vie intérieure. Ils analysent leurs sentimens avec une acuité dont peu sont capables. Ils ont conscience qu’ils ne sont pas parmi les plus mauvais d’entre nous. Ils le disent, non sans en éprouver quelque satisfaction. Ils font partie de l’humanité supérieure. — Et ce sont des pleutres !

De là vient l’espèce particulière de la morale qui se dégage de ces comédies Car ceux qui feraient à M. Lemaître le reproche de ne pas se préoccuper de morale lui feraient le plus injuste des reproches. Il n’est pas pareil à un artiste soucieux uniquement de faire une belle œuvre d’art. Il n’est pas un observateur qui se contente de nous renseigner sur ce qui est, sans s’inquiéter de nous instruire de ce qui doit être. Il est au contraire attiré par le plus louable des instincts vers ce