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sur vos murs. » Il m’a toujours semblé que, dans leur forme humoristique, et même un peu caricaturale, ces propos de Thomas Gradgrind exprimaient et raillaient assez heureusement quelques-uns des moindres dangers d’une instruction uniquement utilitaire et professionnelle. De quelque manière qu’elle puisse être donnée, l’instruction professionnelle aura toujours contre elle d’être essentiellement particulière, et en conséquence de n’être pas... générale, ou vraiment humaine, comme on disait jadis : humaniores litteræ !

N’aurais-je pas beau jeu de faire à cette occasion la brève apologie des idées générales, et de répondre à tant de bons plaisans qui n’ont l’air ni d’en soupçonner la véritable origine, ni de savoir quelle en est la valeur dans l’éducation? Ils les confondent avec les idées vagues ou banales ; et ils ne voient pas que tous, tant que nous sommes, c’est par elles seulement, c’est par les idées générales que nous sortons de nous-mêmes ; que nous nous dégageons de notre spécialité professionnelle ; que nous nous élevons au-dessus de notre condition d’un jour. C’est grâce à elles que nos idées particulières, — celles que nous tenons de notre hérédité, celles que nous tirons de notre expérience, — réussissent à s’ordonner, et comme à s’organiser en une vivante conception de notre temps, de l’homme, et du monde. C’est à elles que nous devons, selon la vive et spirituelle expression de Pascal, de ne pas nous prendre les uns les autres pour des « propositions » ou des théorèmes de géométrie. C’est par elles que nous communiquons les uns avec les autres, et en ce sens il faut convenir qu’elles sont le lien de la société. Nos idées particulières nous divisent; nos idées générales non s’rapprochent et nous réunissent. N’est-ce pas assez dire quelle en est l’importance dans l’éducation, si même l’éducation ne consiste pour une grande part à opérer la transformation de nos idées particulières en idées générales? Car nos idées particulières, c’est nous, c’est ce qu’il y a de plus individuel et, par conséquent, de plus excentrique en nous; mais nos idées générales, c’est ce qu’il y a de vraiment humain en nous, et, par conséquent, c’est en nous ce qu’il y a de vraiment social.

On ne saurait donc trop mettre nos éducateurs en garde contre les dangers de l’instruction « professionnelle » ; ou du moins, on ne saurait trop leur conseiller, pour la donner, d’attendre que l’éducation générale de l’enfant ou du jeune homme soit faite. « Spécialiser » l’enfant de trop bonne heure, c’est le priver, eussent dit les anciens, «de la moitié de son âme; » et nous dirons, nous, que, — sans qu’il s’en doute, sans que les familles ou les maîtres