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de Nyon, au bord du lac Léman; il y passa le reste de sa vie, vingt-cinq ans.

Après le départ du chef de famille, on plaça l’aîné des deux enfans en apprentissage chez un maître horloger, et Jean-Jacques à la campagne, chez le pasteur d’un petit village, au pied du Salève. Nature impressionnable et mobile, en quittant à dix ans le foyer paternel, il entrait dans le cours accidenté d’une jeunesse où se succédèrent beaucoup d’influences diverses ; son éducation interrompue recommença à plus d’une reprise, sans jamais s’achever. Mais la fuite de son père marque le moment où s’arrêta sur lui l’action de la famille.

Chercher à ressaisir cette action dans sa source la plus haute et lointaine, presque inaccessible, dans les traditions et le caractère des aïeux; noter les ressemblances que peut avoir un fils avec un père, une mère, avec des grands parens, que nous connaissons en définitive si peu, c’était bien conjectural, c’était une de ces entreprises qui laissent à peine espérer un demi-succès : il faut se tenir pour content d’avoir posé quelques points de repère.

Une chose au moins est certaine. Jean-Jacques Rousseau est un enfant des classes moyennes de la société genevoise ; il appartient par toute son ascendance à de très bonnes et anciennes familles. Ses quatre bisaïeuls étaient bourgeois de Genève : un horloger, un maître tanneur, un marchand drapier, un homme de loi. Et si, de plusieurs côtés, on arrive en cherchant ses origines à des familles de paysans, sur d’autres points du tableau généalogique, on trouve, au nombre de ses collatéraux ou de ses ancêtres, des membres de la plus haute aristocratie de Genève, qui ont occupé dans la ville les magistratures suprêmes au XVe, au XVIIe, aux XVIIe ou XVIIIe siècle.

« Le caractère genevois est comme une tonsure, » a-t-on dit; et les détails donnés plus haut sur cette discipline locale qui ressemblait à celle d’un séminaire, aideront à le comprendre. Mais cette originalité peut avoir des conséquences inattendues et fâcheuses. De même qu’un prêtre, s’il perd son intégrité, est beaucoup plus abaissé qu’un autre, un enfant de la bourgeoisie genevoise peut tomber très bas s’il ne garde pas son rang. Les égaremens de sa jeunesse ont fait marcher Rousseau dans la boue, et il y serait resté s’il n’avait pas trouvé sur sa route des personnes de cœur qui ont eu pitié de lui et lui ont tendu la main. Il était né bourgeois, mais il s’était laissé déchoir, et c’est pourquoi il est du bas peuple par quelques côtés de son caractère.


EUGENE RITTER.