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Le cours de cette tranquille existence fut interrompu par une fâcheuse aventure. Le caractère emporté d’Isaac Rousseau l’engagea dans une querelle où tous les torts furent de son côté ; il ne se tira d’affaire qu’en se condamnant lui-même à l’exil. Un jour, au mois de juin 1722, se promenant avec un ami à une lieue de la ville, ils firent mine d’entrer dans un pré. L’herbe était haute ; le propriétaire qui était sur les lieux, voyant le dégât qu’ils allaient faire, les interpella vivement. Isaac Rousseau, qui était armé, le mit en joue, tout simplement. Ainsi menacé, l’autre, qui était à cheval, partit au galop, alla chercher quelques paysans au village de Meyrin, et revint aussitôt avec eux, mais il ne put mettre la main sur l’horloger et son compagnon : ils avaient décampé, abandonnant le terrain à leur adversaire. Il se nommait Pierre Gautier; c’était un ancien officier, de bonne famille, qui avait été capitaine dans les chevaliers gardes du corps du roi de Pologne. Il avait connu les hasards de la guerre au temps où le roi de Suède Charles XII avait mis en feu tout le Nord, il était rentré au pays depuis quelques années.

Isaac Rousseau avait failli être arrêté, et n’avait échappé à cette humiliation que par la fuite ; il en gardait rancune à Pierre Gautier. Dans l’après-midi du 10 octobre 1722, le rencontrant dans une des rues de la ville, il s’avança vers lui, l’aborda, et le regarda sous le nez pendant quelque temps : « Vous me regardez bien, voulez-vous m’acheter ? lui dit l’autre. — N’est-ce pas vous, repartit Rousseau, qui vouliez me mener à Meyrin ? Ne dites mot, venez, sortons de la ville, et nous déciderons cela avec l’épée. — J’ai quelquefois mis l’épée à la main, répondit Gautier, mais avec les gens de votre sorte, je ne me sers que du bâton. « Isaac Rousseau portait l’épée, il la tira, et sans attendre que son adversaire se fût mis en garde, il lui porta un coup; la pointe de l’épée égratigna la joue de Gautier. Celui-ci, en reculant, tira l’épée à son tour, on les sépara. La conduite d’Isaac Rousseau avait été incorrecte de toute manière.

Le lendemain, Pierre Gautier porta plainte au lieutenant de police contre son agresseur. Un de ces jeunes magistrats, qu’on appelait à Genève auditeurs, fut chargé de l’information, il reçut la déposition de Gautier et de sept témoins. Isaac Rousseau, assigné, jugea à propos de quitter la ville. Les jugemens qu’un tribunal prononce contre un contumace sont toujours sévères. Le conseil condamna Rousseau à venir demander pardon, genoux en terre, à Dieu, à la Seigneurie et au sieur Gautier, à trois mois de prison en chambre close, à cinquante écus d’amende et aux dépens. Isaac Rousseau s’était réfugié dans la petite ville vaudoise