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lègue audit sieur Bernard la jouissance et usufruit de la moitié de ses biens. » Nous notons avec plaisir ce bon témoignage rendu au jeune mari, par une femme qui avait été trop faible avec lui : on a pu voir que les dates l’établissent. L’union conjugale paraît avoir duré; quatre enfans naquirent successivement. Mais Jacques Bernard mourut à trente-trois ans : il s’était épuisé de bonne heure.

Voilà un grand-père qui donne à penser : Que sera le petit-fils? Les ombres de nos ancêtres, invisibles et présentes à notre naissance, sont les véritables fées qui s’assemblent autour des berceaux, et qui nous jettent des dons heureux ou funestes, présages de nos destinées. Jean-Jacques Rousseau, qui est né trente ans après la mort de Jacques Bernard, et qui n’a jamais entendu parler de lui, a sans doute hérité, de cet aïeul peu vénérable, une de ses préoccupations les plus constantes, celle qui lui faisait dire aux derniers temps de sa jeunesse, dans les belles allées du parc de Chenonceaux :


Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu’en ce séjour.
J’y veux moraliser sans cesse,
Et toujours j’y songe à l’amour.
Pourquoi de ces penchans aimables
Le ciel nous fait-il un tourment?


Mais ce n’était chez le grand-père qu’une naïve et persévérante nudité de conduite, qui faisait de lui un « fornicateur » du même acabit que ce Robert Covelle dont Voltaire s’est amusé cent ans plus tard; tandis que chez le petit-fils, ce trait de caractère s’est combiné avec une nature timide et rêveuse, avec une carrière vagabonde, illuminée à la fin par la gloire : l’auteur des Confessions ne nous a rien caché de ce qui est sorti de là.

Tout n’était pas mauvais d’ailleurs. Dieu merci, dans l’héritage moral que Jean-Jacques tenait de la famille Bernard. Son bisaïeul, le sage négociant Samuel, avait pu lui transmettre les vertus d’un bon commis, celles qu’il montra par exemple en s’acquittant bien du travail de bureau dont il fut chargé en 1743 par l’ambassadeur de France à Venise.

Le pasteur Samuel Bernard, après la mort du pauvre Jacques son frère, se fit un plaisir de donner des leçons à sa nièce Suzanne; et la mère de Rousseau, grâce à lui, fut une personne d’une éducation distinguée. « Elle dessinait, dit Rousseau (dans un passage que quelques éditions des Confessions ont laissé de côté), elle chantait, elle s’accompagnait du théorbe ; elle avait de la lecture et faisait des vers. »