Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/899

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quartier général ; ils se réfugièrent aux Pays-Bas, et c’est de là que partirent leurs pamphlets. Mais le pays de Guillaume III et de Bayle n’inspirait pas beaucoup de révérence ; il était trop laïque, et l’esprit y était trop libre. C’est la vieille cité huguenote qui demeurait, dans l’imagination fervente des églises opprimées, le phare lumineux, brillant à l’horizon.

Genève était au sud le dernier des États protestans ; tout le Midi avait les yeux sur cette ville, ainsi placée à l’extrême frontière d’une grande idée. La république se sentait fortement aimée et haïe. Les citoyens étaient fiers de leur foi; ils avaient conscience d’une certaine responsabilité historique et religieuse, conséquence d’une situation exceptionnelle. Leurs pasteurs leur répétaient qu’ils étaient le peuple de Dieu, isolé au milieu des autres, et protégé du ciel comme l’antique Israël. Les sermons de chaque dimanche étaient pleins d’exhortations à se souvenir de cette haute mission, à demeurer fidèles à la sainte foi évangélique, et toujours prêts à la professer hautement. Ce n’est pas s’abuser sans doute que de chercher un écho de ces discours que Jean-Jacques Rousseau a entendus à quinze ans, dans les paroles que le Vicaire savoyard adresse à son jeune disciple : « Restez toujours ferme dans la voie de la vérité. Osez confesser Dieu chez les Philosophes; osez prêcher l’humanité aux intolérans. Vous serez seul de votre parti peut-être ; mais vous porterez en vous-même un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous aiment ou vous haïssent, il n’importe. Dites ce qui est vrai : ce qui importe à l’homme est de remplir ses devoirs sur la terre. »

Entrons maintenant dans le détail, et suivons la famille Rousseau au cours du XVIIe siècle, en nous rappelant que la bourgeoisie genevoise traversa l’époque de Louis XIV sans en être éblouie, sans même en voir l’éclat, tant elle avait les yeux baissés sur ses propres affaires !

Jean Rousseau, le fils de Didier, s’était marié très jeune à une femme plus âgée que lui, Elisabeth Bluet, qui appartenait comme lui à une famille de réfugiés français. Il était maître tanneur, et acquit une modeste aisance: ses trois enfans s’allieront à de bonnes familles. Sa fille aînée épousa un horloger, et il plaça son fils Jean en apprentissage chez son gendre. En quatre lignes, j’ai crayonné une vie de soixante ans. Nous ne la connaissons que par des actes notariés, et quelques sèches mentions des registres officiels. Travail, économie, bonnes mœurs : voilà ce qui ressort des sources où nous pouvons puiser des renseignemens.

Pendant les trois générations qui suivirent, le métier d’horloger fut celui de la famille Rousseau. L’horlogerie, qui n’occupe