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définitive, sur la considération publique que leur avaient acquise leurs ancêtres, les magistrats libérateurs du XVIe siècle. Cette considération était leur bien commun, le plus précieux de tous, la meilleure digue contre le flot démocratique ; chacun était attentif au danger de la laisser entamer. Une faute grave était aussi sévèrement jugée en haut qu’en bas.

L’hypocrisie, qui semble le fruit naturel d’un régime semblable, était elle-même impossible, la ville étant si petite qu’elle n’offrait point de retraite où se cacher. Il fallait être vertueux, ou s’en aller. On restait; et les caractères se raidissaient. La grâce aimable, le charme, l’élégance étaient absentes; l’honnêteté était foncière. Le peuple nommait en conseil général ses magistrats suprêmes ; mais le conseil des Deux-Cents, qui désignait les candidats éligibles, n’offrait à son choix que des hommes sans reproche. Les citoyens genevois pouvaient élire leurs syndics au gré de leur caprice ; il était impossible que leur choix s’égarât sur des indignes. Ainsi s’explique cette confiance aveugle, et qui nous fait sourire, que l’auteur du Contrat social témoigne dans les effets de l’élection populaire : « Moyen, dit-il, par lequel la probité, les lumières, l’expérience, et toutes les autres raisons de préférence et d’estime publique, sont autant de garans qu’on sera sagement gouverné. » Ah! philosophe de Genève, vous êtes bien de votre pays, vous vous imaginez que le vaste monde se gouvernera comme votre petite ville. Nous voyons aujourd’hui ce qui se passe des deux côtés de l’Océan, et nous ne sommes pas aussi rassurés que vous sur les garanties que présentent les choix populaires.

L’orgueil national qui enflait le cœur des Genevois, était fondé avant tout sur le fait qu’ils étaient un peuple souverain dans un État libre ; mais il était abondamment alimenté par l’idée que leur ville était la Rome protestante. Elle l’avait été, en effet, pendant soixante ans, tant qu’avaient vécu Calvin et Théodore de Bèze, qui étaient les chefs intellectuels de la réforme française. Genève avait été une métropole religieuse, mère et maîtresse des églises de France, dont les ministres avaient fait leurs études à son Académie. Ce sont les presses genevoises qui imprimaient les livres religieux que les missionnaires protestans répandaient en France.

Plus tard, sous le régime du bienfaisant édit de Nantes, le protestantisme français put avoir des académies dans le royaume même, à Saumur, à Sedan, à Montauban, à Die; et Genève fut alors comme une matrone au foyer presque désert, à laquelle ses enfans émancipés conservent un respect filial. Quand revinrent les mauvais jours pour les sujets protestans de Louis XIV, ce n’est pas Genève que choisirent leurs écrivains pour y établir leur