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moral que les fiers réfugiés français ont laissé à leurs descendans. Les bons observateurs ont retrouvé ce pli profondément creusé sur la figure des hommes d’aujourd’hui ; un d’eux l’a dit en des vers, moins beaux, mais aussi vrais que ceux du poète de la Pléiade :


Race de mécontens, tes fils ont l’énergie,
La science, l’honneur et la droiture ; mais
L’amour-propre est chez eux l’éternelle vigie :
Le moi des Genevois ne sommeille jamais.
Leur mérite est réel, mais il manque de charme,
Et même leurs vertus ne plaisent pas beaucoup...


Jean-Jacques Rousseau était d’une race rude, et l’on s’en aperçoit. S’il n’y avait pas eu, pour l’assouplir, de longues intimités féminines, et toute sa jeunesse passée dans l’aimable pays de Savoie, il n’aurait jamais su le secret de séduire le public français. Au reste, parmi tous ces hommes de lettres avec qui Du Bellay a pu s’entretenir à Genève, nous ne voyons aucun des ascendans de Rousseau ; il ne tient à eux que par l’influence qu’ils ont exercée dans la ville où il a été élevé. Ses ancêtres ne sont que des marchands et de modestes industriels, mais ce n’en sont pas moins des réfugiés : ils avaient été hommes à rompre toutes les attaches qui les retenaient au sol natal ; ils avaient assez tenu à leur foi pour quitter leur pays, leurs amis de jeunesse, le milieu où ils avaient vécu jusqu’au moment de la persécution ; ils avaient eu le courage de tout abandonner, pour marcher seuls à la rencontre de l’inconnu.

L’auteur du Contrat social, qui a dressé le plan d’une société sans racines, était l’arrière-petit-fils d’hommes déracinés.


II

Pendant toute la durée du XVIIe siècle, la petite république genevoise vécut d’une vie morne et serrée, sous un régime disciplinaire supporté sans murmure par le corps des citoyens, et maintenu par la vigilance assidue d’un gouvernement à qui l’Église demeurait étroitement unie et presque soumise. La postérité des réfugiés venus de France s’était amalgamée avec l’ancienne population. Henri IV avait donné l’édit de Nantes, et pendant longtemps les protestans du royaume ne songèrent plus à le quitter ; la source de l’immigration française demeura tarie jusqu’aux dragonnades. La ville de Genève était pauvre, et n’attirait guère l’étranger ; la peste vint la dépeupler à plus d’une reprise.

Les alliances conclues avec la France et les cantons de Zurich et de Berne, le traité de paix avec la Savoie, en 1603, avaient assuré