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journée deux postes : l’un à l’Hôtel de Ville, l’autre à l’état-major, place Vendôme.

C’était au contraire pour le parti démocratique un dogme que la force d’une nation n’est pas dans les armées de métier, et que, pour avoir un soldat, il suffit d’armer le citoyen. Ce parti n’avait cessé d’opposer le système des milices à celui des troupes permanentes, l’enthousiasme patriotique à l’obéissance passive, de soutenir que les hommes les plus mêlés à la vie sociale par les liens de famille et d’intérêts sont les plus engagés à défendre la sûreté de la patrie, les plus aptes, par conséquent, à discerner parmi leurs pairs les hommes capables de commander.

Les républicains ne répudiaient pas seulement les institutions militaires de l’empire, mais encore, mais surtout l’empire. Vaincus par lui au 2 décembre, ils l’avaient de ce jour même et à jamais condamné. Ni ses actes, ni ses succès, ni sa durée, n’avaient prise sur cette sentence qui jugeait sur l’origine. Ils savaient d’avance que, sorti de lui, tout serait également illégitime et funeste : ils attendaient que les événemens leur donnassent raison aux yeux de tous, et durant les années où grandissait l’empire, laissaient grandir leur haine : elle ne devait mourir qu’avec lui. Aux jours de victoires et de prestige, ces principes, dont la rigueur consistait à ne tenir nul compte des faits, passaient pour l’aveuglement de la haine. Les revers de 1870 donnaient prise à la fois aux contempteurs de l’armée et de l’empire : bien que les républicains, comme presque tous les Français, eussent été surpris par ces défaites, l’inflexibilité de leur attitude leur prêta l’apparence d’avoir seuls prévu l’événement, et leur crédit, se mesurant à nos malheurs, devint un danger pour le régime.

Mais ce parti, qui trouvait sa puissance dans les fautes de son ennemi, avait en lui-même un ennemi secret et invincible : ses discordes. Toute son unité était dans le mot de république. Le mot avait attiré les hommes les plus divers, il couvrait les doctrines les plus contraires, et sans compter l’infinie multitude des groupes, des écoles et des sectes, il tenait rassemblées sous le même drapeau trois armées adverses : les bourgeois libéraux, les révolutionnaires jacobins, et les ouvriers socialistes. Les bourgeois, à qui leur fortune ou leur profession épargnait le souci du pain quotidien, rêvaient par surcroit une forme plus parfaite de la souveraineté politique, des garanties capables de protéger la nation et chaque citoyen contre les abus du pouvoir. Les jacobins n’avaient contre la dictature qu’un grief : ils la subissaient au lieu de l’exercer ; ses jouissances, son orgueil et ses excès attiraient également leur âme cupide et fanatique. Les ouvriers attendaient une distribution