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peur de l’Empire durait encore, et les premiers rangs ne s’avançaient que poussés par les derniers. Mais la multitude qui de la rive droite voyait les deux partis s’avancer l’un vers l’autre éclata en un cri formidable ; il apporta le courage aux manifestans : ceux-ci marchèrent d’un pas de plus en plus résolu, tandis que se ralentissait l’allure des gardes municipaux. Du trot ils passèrent au pas ; au moment où les deux troupes allaient se choquer, l’officier s’arrêta, mit son sabre au fourreau et tourna bride : les deux pelotons firent volte-face et, se repliant à gauche sur le reste de l’escadron, dégagèrent la voie. Il était deux heures.

Devinant les suites de sa confiance, le général de Caussade, l’épée à la main, voulut entraîner le bataillon de ligne qui était massé face aux gardes municipaux, et fermer le chemin aux manifestans qui déjà s’avançaient vers les grilles. Mais arrivé sur le flanc de cette colonne, le bataillon ne pouvait la rompre sans se servir des baïonnettes, et elles se relevèrent d’elles-mêmes. Et la foule passa entre les gardes municipaux et les soldats d’infanterie qui semblaient faire la haie devant la révolution. Car ce n’était plus seulement le millier de manifestans qui se précipitait d’une allure de plus en plus emportée, c’était la multitude elle-même. Quand elle avait vu devant elle les gardes nationaux en marche lui faire place, elle s’était, attirée par ce vide, jetée sur le pont, d’un élan subit. Les gendarmes avaient été traversés. Cette masse vint, d’un seul bloc, battre les grilles du Palais. Le bataillon de garde nationale, chargé de les défendre, montra qu’il était composé de modérés, en ne tentant même pas une résistance d’ailleurs vaine. Les gens de service furent sommés d’ouvrir les grilles, déjà- elles étaient franchies. Les statues des quatre grands hommes, au piédestal desquelles s’appuie la grille, et qui semblent veiller sur la majesté parlementaire, servirent à l’escalade ; les grilles furent ouvertes et l’invasion se précipita.

Elle se divisa en deux courans, les uns coururent rejoindre sur le péristyle ceux qui les avaient appelés et les marches en un instant furent aussi couvertes de monde que la place. Du péristyle ces envahisseurs pénétrèrent sans obstacle dans les tribunes, qui furent envahies les premières. Des hommes de toute condition, de tout costume, les remplirent, représentans des deux opinions qui avaient rassemblé chacune son armée autour de la Chambre et que l’invasion venait d’y pousser confondues.

L’autre flot de foule qui, pour pénétrer par le rez-de-chaussée, avait été droit à la porte de la Rotonde fut un instant arrêté, — le temps de briser, à coups de crosse, des portes de glaces, — et l’invasion fut maîtresse dans le bas comme dans le haut du palais. Elle remplit tous les espaces qui s’ouvrent devant elle, déborde dans