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de spectateurs. Voici ce qu’ils avaient sous les yeux. Partout, couvrant la place, la foule, qui déjà remplissait tout et cependant arrivait toujours. Dans cette mer d’hommes, venaient se déverser d’un mouvement continu, à droite, par la rue de Rivoli et les quais, à gauche, par toutes les voies des Champs-Elysées, des fleuves secondaires, tandis que, en face, visible depuis la Madeleine, et s’avançant à pleins bords entre les façades de la rue Royale, le fleuve principal jetait son flot intarissable dans l’immensité de la place. Ces fleuves continuaient encore leur cours ralenti dans cette multitude, et tous ces mouvemens convergeaient vers un même point, et chacune de ces vagues humaines ajoutait sa poussée à cette force qui se cherchait une issue par le pont de la Concorde. Pour s’opposer à cette masse formidable, à la tête du pont, cinquante gendarmes ; les forces de la résistance déjà pénétrées, par un millier de gardes nationaux qui, face au Palais, occupaient la moitié du pont ; tandis que les sergens de ville se repliaient vers la Préfecture par la rive gauche, et que leurs dernières files disparaissaient derrière les maisons du quai d’Orsay. Il y avait une telle disproportion entre la puissance visible de la foule et celle de la défense, que les républicains placés sur le péristyle, subitement saisis par l’espoir et par le courage du succès, levèrent leurs chapeaux, agitèrent leurs mouchoirs, et par leurs cris et leurs gestes invitèrent la foule à avancer. La masse d’hommes immobiles jusque-là sur le pont, si elle n’entendit pas les paroles vit les gestes, et s’ébranla d’un premier et insensible mouvement. Aussitôt l’officier qui, à la tête des gardes municipaux à cheval se tenait sur le quai près du pont, fit converser ses deux premiers pelotons, et le pont se trouva barré de leur double ligne. Cela suffit d’abord à arrêter les manifestans. Pour ceux de la colonnade, un questeur et un commissaire de police les firent rentrer sans plus de résistance dans le Palais. Mais commissaire et questeur à peine partis, les mêmes personnes qui occupaient le péristyle y revinrent et recommencèrent leurs appels. De nouveau excités, les manifestans du pont reprirent leur marche. Les gardes de Paris se portèrent au trot à la rencontre et ce fut sur ce petit espace, entre ces faibles troupes, en cet instant, que se décida le sort de la journée et de la France. Les spectateurs mêmes du péristyle en eurent le sentiment, et un grand silence se fit quand ils virent cette partie du pont jusque-là vide, qui tenait séparées la loi et l’émeute, et qui se détachait blanche sur le fleuve, entre la masse noire des gardes nationaux et la cavalerie municipale, se rétrécir sous la marche opposée des deux troupes.

Autant celle des gardes municipaux sembla d’abord décidée, autant celle des gardes nationaux fut d’abord hésitante. La vieille