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a été employée à violer la loi, elle ne garde plus entier le respect de la patrie et d’elle-même ; qu’où elle devient la fondatrice d’un régime, elle reçoit le prix de ce service en faveurs et se corrompt par elles. Il avait refusé son vote au coup d’Etat, sans se cacher d’un acte qui perdait sa carrière, si la guerre n’eût réparé le tort qu’il s’était fait pendant la paix. En Italie surtout, durant la débandade victorieuse que fut la campagne de 1859, il s’était montré manœuvrier méthodique et imperturbable ; le contraste avait appelé sur lui l’attention de l’armée et de l’empereur. Il n’eût tenu qu’au général de devenir un favori, mais il continuait à aimer mieux ses idées que sa fortune. Quand avaient commencé les complaisances impériales envers la Prusse, il avait compris que nous préparions la grandeur d’un ennemi, et était devenu importun à proportion qu’il était clairvoyant. Au moment où cette grandeur, à peine née et déjà insolente, payait en menaces nos services, il avait pensé qu’une dernière faute, la plus grave, nous restait à commettre, c’était de tenter le sort des batailles contre l’Allemagne avant d’avoir réformé nos institutions militaires, et pour prévenir le péril, il écrivait son livre, aussitôt fameux, sur « l’armée française en 1867 ». Ce cri d’alarme scandalisa plus qu’il n’instruisit : les uns ne croyaient pas à la décadence de nos forces ; les autres mettaient leur patriotisme à la cacher ; les uns et les autres protestèrent, comme si contester la légende de notre supériorité, c’était ruiner notre véritable force, et que ce fût trahison à un soldat de voir des vices dans l’armée de son pays. Les officiers qui osèrent approuver furent tenus pour des esprits faux, le général pour un chef de mécontens. Voilà pourquoi, seul de son grade et de son ancienneté, Trochu se trouvait sans emploi au début de la guerre. Mais si les motifs de sa disgrâce étaient clairs, il n’en était pas un qui ne fût à l’honneur de son intelligence et de son caractère. Méconnu, écarté par ceux qui n’avaient su juger ni les situations, ni les hommes, il se trouvait consacré par cette injustice, son inaction semblait un malheur public. Son autorité avait soudain grandi comme celle de M. Thiers, parce que, comme lui, il avait annoncé nos désastres ; elle s’élevait plus haut, parce que son épée semblait de trempe à les réparer.


II

Cet appel à des défenseurs nouveaux n’était pas fait seulement par les politiciens de profession ou les adversaires de l’empire, mais par les serviteurs dévoués du régime, par le pays tout entier. Le ministère, en même temps qu’il annonçait nos échecs,