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prévu un désastre militaire, maintenant accompli ; il avait prédit qu’après ce désastre la révolution serait inévitable, elle allait commencer. C’est à lui que le devoir de sa charge eût imposé l’effort impossible de s’opposer à la justice du peuple au profit d’une dynastie coupable. Et c’est le gouvernement lui-même qui, voulant se défendre seul, relevait le général d’un devoir odieux et refusait son sacrifice. La haine de ses adversaires le sauvait.

Dans l’étrange suite d’incidens qui, en dehors de sa volonté, dirigeaient sa vie, son âme mystique se plut à admirer les desseins mystérieux d’une providence bienveillante : elle l’avait mis de la façon la plus imprévue en un poste où, à donner des conseils dédaignés par le gouvernement, il avait acquis un grand prestige sur le peuple : elle ne voulait pas qu’il perdît dans la défense d’une régence condamnée cette puissance, destinée sans doute à un meilleur emploi. Il se résolut donc à accepter l’inertie qui lui était imposée, à devenir spectateur d’événemens où il n’avait plus d’action, et à attendre, sans devancer son destin par aucune initiative, l’heure d’un rôle nouveau et de devoirs encore ignorés.


III

Dès sept heures du soir Paris savait le désastre. Dans cette multitude depuis deux jours enfiévrée par l’attente, la nouvelle tomba comme l’eau dans une chaudière surchauffée à vide : la douleur et la colère firent explosion.

On a dit qu’assembler les hommes c’est les émouvoir : il n’est pas moins vrai que les émouvoir c’est les assembler. Les gloires et les malheurs publics jettent chacun hors de ses intérêts, hors de son foyer, hors de soi-même : tous ont besoin de communier avec d’autres dans la joie ou dans la douleur. En un instant les rues furent pleines. C’était l’heure où cesse le travail, les ouvriers sortaient de leurs ateliers. Entre cette multitude d’êtres étrangers les uns aux autres par les habitudes et les pensées ordinaires, mais rapprochés et égalisés par une infortune commune, s’étendit, du centre de Paris au fond des faubourgs, une conversation unique et furieuse. La fureur appelle la vengeance : l’ennemi était loin encore, mais le gouvernement était sous la main, et c’est contre lui qu’aussitôt la représaille commença.

Paris a deux Colonnes qui sont deux symboles. Elevées, l’une à la gloire et l’autre à la liberté, elles se dressent comme les bornes opposées entre lesquelles oscille la passion de la France, et le culte de la foule les consacre tour à tour, selon qu’elle aspire à la dictature ou à la révolution. Ce soir-là, il n’y avait plus