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à six heures du soir, parvenue aux Tuileries[1]. La nouvelle resta secrète. L’impératrice voulut dérober quelques heures à l’aveu public du désastre et tenter un dernier effort de salut.

Les mêmes raisons qui rendaient le jugement de l’impératrice peu sûr dans les circonstances ordinaires, lui donnaient dans cette situation extrême un pressentiment juste du péril. Sensible au point d’honneur, et naturellement touchée par toutes les apparences de gloire ou de honte, elle vit en elle-même quel serait

  1. Dans l’Enquête sur le gouvernement de la Défense nationale, plusieurs membres du Cabinet Montauban ont affirmé n’avoir connu la défaite de Sedan que par une dépêche de l’empereur, le 3 septembre, à cinq heures du soir. Dans la même enquête, M. Thiers a déclaré : 1° qu’un soir, au Conseil de Défense, après minuit, il reçut de M. Jérôme David confidence du désastre ; 2° que le lendemain, à midi, il eut sur ce désastre un entretien avec M. Mérimée, envoyé chez lui par l’impératrice, et quelques heures après, reçut une lettre où M. Mérimée lui disait que l’impératrice « ne renonçait pas à ses conseils » ; 3° que le lendemain de cette visite, le prince de Metternich se présenta chez lui de la même part et pour le même objet. M. Thiers n’a donné la date d’aucun de ces trois jours. C’est pourquoi, sans doute, les rapporteurs de la Commission d’enquête, MM. Saint-Marc Girardin et le comte Daru, ont pensé que la déposition de M. Thiers pouvait se concilier avec celle des ministres, et, sans y regarder de plus près, ils ont accepté, pour établi, que le gouvernement n’avait pas connu le désastre de Sedan avant le soir du 3 septembre.
    Si le désastre de Sedan n’avait été connu de la régence que le 3 à cinq heures du soir, c’est dans la nuit du 3 au 4 que M. Jérôme David aurait fait sa confidence à M. Thiers. Or le 3, dès sept heures du soir, la nouvelle était connue du monde politique, et ce n’est pas à minuit que M. Jérôme David l’aurait révélée comme un secret à un homme toujours informé comme l’était M. Thiers. À cette date et à cette heure, M. Thiers n’a pas pu, comme il le raconte, se promener à pied avec M. Jérôme David sur le pont de Solférino, puisque le 3 au soir il y avait séance de nuit à la Chambre, que tous deux étaient au Corps législatif et que M. Thiers en est sorti après la séance, en voiture et accompagné de M. Jules Favre, pour rentrer chez lui. (Dépositions de M. Thiers et de M. Jules Favre.)
    Si la confidence de M. Jérôme David avait été faite le 3, la visite de M. Mérimée, qui eut lieu le lendemain, aurait été faite le 4. Or le 4 M. Thiers était, avant midi, à la Chambre, et quelques heures après, M. Mérimée ne pouvait demander par lettre à M. Thiers des conseils politiques au nom de la souveraine, qui déjà avait pris le chemin de l’exil.
    Enfin si la visite de M. Mérimée s’était faite le 4, celle du prince de Metternich se serait faite le 5, c’est-à-dire que l’ambassadeur serait venu demander à M. Thiers de soutenir la régence, le lendemain du jour où la République avait été proclamée.
    D’où la conséquence que M. Jérôme David n’a pas eu son entretien avec M. Thiers le 3 au soir, que la place nécessaire de cet entretien est dans la soirée du 2. La visite et la lettre de Mérimée, reportées au 3, deviennent vraisemblables, et aussi la démarche du prince de Metternich, s’il l’a tentée le 4, quand l’empire était debout encore. Mais si M, Jérôme David a parlé, le 2 au soir, le gouvernement avait dès lors des nouvelles certaines et détaillées du désastre.
    Au cours de mes recherches pour connaître la vérité, j’ai pu la demander à l’homme que M. Jérôme David avait pour chef de cabinet aux Travaux publics, M. Lara-Minot. Celui-ci a bien voulu me dire qu’une dépêche annonçant la blessure du maréchal, la capitulation de l’armée et la captivité du souverain avait été, de Belgique, adressée par un haut fonctionnaire français, le 2, à M. Jérôme David, et que cette dépêche était parvenue à six heures et demie du soir au ministère des Travaux publics.
    Dès lors tout s’explique, sauf la déclaration des ministres. Si elle est exacte, c’est que l’impératrice ne leur aurait pas communiqué la dépêche parvenue à M. Jérôme David. Mais, sur ce point, je ne sais rien.