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raison sans qu’il se fasse industriel ou commerçant, raffineur ou distillateur. Il a, ici même, sa fonction propre, fonction essentielle, importante entre toutes, qui est de faire respecter les droits de chacun en faisant rendre la justice à tous ; et pour la bien remplir, il s’y doit renfermer. — Et ce que nous disons de l’État s’applique non moins, toute proportion gardée, aux villes, aux communes, aux cantons, aux provinces. Les municipalités sortent de leurs attributions quand elles se constituent en entreprises d’omnibus, de fiacres, de tramways, de gaz, d’électricité. Je plains nos fils si, pour être voitures, éclairés, chauffés, il leur faut avoir recours aux agens de l’Etat ou de la Ville. Et qu’on ne l’oublie point, si le collectivisme doit triompher, c’est ainsi qu’il fera ses débuts.

Le collectivisme commencera, dans les villes, par les entreprises de transport et d’éclairage; dans l’Etat, par les assurances, les chemins de fer, le monopole de l’alcool et du sucre. Après avoir éclairé et chauffé les citoyens, après les avoir abreuvés, on en viendra à vouloir les loger, les vêtir, les nourrir. Nationaux ou municipaux, les monopoles forment comme une chaîne dont les anneaux se tiennent et qui enserrera, peu à peu, toute la vie publique et privée. Le dernier mot de l’absorption des grandes compagnies par l’Etat est le collectivisme. Les compagnies sont une forme essentielle de l’activité et de la propriété privées; je comprends la haine que leur portent les ennemis de la propriété. Les socialistes savent ce qu’ils font quand ils réclament « le retour à l’Etat » de tout ce qu’ils appellent des « services publics »; et comme ils considèrent, non sans raison, les services publics comme la première étape du collectivisme, on comprend qu’ils aient hâte de tout transformer en service public[1]. Mais quand les socialistes nous montrent un chemin et qu’ils nous pressent d’y entrer, nous avons le droit de nous informer où conduit le chemin. Si l’on y plaçait un poteau indicateur, on y lirait : Route du collectivisme. La route peut être longue, mais c’est la route.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. On sait que certaines municipalités, celle de Roubaix entre autres, ont voulu appliquer ce système à la pharmacie. « Il est bien entendu, disait le rapport du syndicat des tailleurs et scieurs de pierres, à l’un des derniers congrès socialistes, que tous les commerces, toutes les industries doivent devenir des services publics. » Voyez les discours de M. Dupuy, président du Conseil, et de M. Guesde à la Chambre des députés (séance du 20 novembre 1894).