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seront bientôt plus qu’une étiquette trompeuse, un semblant mensonger, une forme vide. Les partisans du collectivisme et les fauteurs de l’absolutisme sont les seuls qui puissent, logiquement et sciemment, pousser l’Etat à se substituer aux compagnies. Qu’un socialiste, comme Lasalle, qu’un autoritaire, comme Bismarck, cherchent à étendre l’action de l’Etat sur la sphère des intérêts privés, ils savent ce qu’ils font; ils n’ignorent point pour qui ils travaillent. Sur ce point, l’agitateur révolutionnaire et le ministre despotique peuvent se donner la main.

Quant aux autres, ils ne savent ni ce qu’ils font, ni où ils vont ; journalistes, députés, ou ministres, ce sont des aveugles qui mènent des aveugles. Si vous ne voulez point de l’absorption de l’industrie par l’Etat, si vous ne désirez pas aider les collectivistes à « nationaliser » toutes les branches de l’activité sociale et tous les facteurs de la production en les convertissant, un à un, en service public, — ayez au moins la clairvoyance de ne pas réclamer la substitution de l’Etat aux compagnies privées. Entre les compagnies et les monopoles de l’Etat, il faut opter. Force est de faire un choix; pas de terme moyen. Et si l’on a le bon sens de préférer aux monopoles nationaux ou municipaux les sociétés privées, il convient d’avoir la virilité de le reconnaître, — et en donnant la préférence aux compagnies, il ne faut pas s’ingénier, à l’instar de tel gouvernement ou de telle municipalité, à leur rendre l’existence impossible, à force de règlemens tyranniques ou de vexations fiscales.

Qu’on nous pardonne d’insister; c’est ici une des questions vitales de ce temps. Les compagnies, les associations de capitaux privés sont, pour les démocraties modernes, l’unique moyen d’échapper à l’absorption de l’industrie par la collectivité, partant à la confiscation de toute la vie sociale par l’Etat.

Cherchez, vous n’en découvrirez pas d’autre. Il y a bien les coopératives que, pour ma part, je souhaite ardemment voir se multiplier; mais quelques services qu’on en puisse attendre, et si grandes que soient les espérances qu’on se plaise à mettre sur elles, les coopératives, dans l’état actuel du monde économique, ne sauraient, généralement, remplacer les sociétés par actions. Puis, elles ont, elles aussi, leurs défauts ou leurs inconvéniens, comme elles ont, déjà, leurs ennemis. Les sociétés anonymes n’existeraient pas qu’il les faudrait inventer. Mais pour les produire, il n’a fallu ni un inventeur de génie ni un capitaliste avisé. Elles sont nées, spontanément, des besoins de nos sociétés modernes. On peut leur appliquer les nouvelles théories des naturalistes, et dire d’elles que c’est le besoin qui a créé l’organe. Elles sont bien, en effet, un des organes essentiels aux sociétés contemporaines,