Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/785

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur a fallu subir, qui leur ont imposé des lignes inutiles et improductives et qui, pour presque toutes, ont réduit notoirement leur dividende ; — ces onéreuses conventions que l’État interprète après coup d’une manière léonine, sans souci d’avoir dupé les assemblées d’actionnaires, sans même avoir la loyauté de se résigner au jugement de ses propres tribunaux administratifs. On oublie qu’en résistant aux demandes intéressées des politiciens, ou en se défendant contre les exigences de gouvernemens avant tout préoccupés d’intérêts électoraux, c’est le plus souvent la fortune de la France autant que la leur propre, que les compagnies défendent.

Se souvient-on, chez nous, par exemple, des freins Wenger, affaire ténébreuse, restée dans la pénombre pour le public, la plus scandaleuse peut-être de toutes celles qui auront rendu fameux le nom désormais légendaire du docteur Cornélius, le valétudinaire ermite de Bournemouth[1]. Il s’agissait d’imposer aux chemins de fer, sous prétexte de hâter la mobilisation de nos armées, une dépense de trois cents millions, le tout en réalité au profit de Cornélius Herz, propriétaire du brevet desdits freins Wenger. L’État et les commissions d’enquête instituées par l’Etat, le ministère de la guerre tout le premier, insistèrent, à plusieurs reprises, pour la fabrication immédiate de ces freins sauveurs; c’était une question de salut public. Les compagnies ont eu grand’peine à se soustraire à cette pression éhontée; et des feuilles qui n’étaient pas toutes à la solde du pseudo-docteur germano-américain n’ont pas manqué de leur reprocher leur défaut de patriotisme. Supposez les chemins de fer aux mains de l’Etat, les amis de Cornélius l’emportaient, et le méphistophélique docteur empochait, avec ses complices, une commission de trente ou quarante millions. — Et qu’on n’aille pas croire que ce soit là un fait sans analogue ! S’il en est peu d’un cynisme aussi impudent, la construction ou l’exploitation des chemins de fer ou des tramways, la pose des télégraphes et des câbles sous-marins, le creusement des ports, l’établissement des docks, les sociétés de navigation, toutes les industries en un mot qui ont besoin de concessions de l’État ont maintes fois prêté, des deux côtés de l’Atlantique, à de ténébreuses combinaisons qui, pour n’avoir pas toujours été ébruitées, n’en étaient pas moins criminelles.

Bref, à tout prendre, les compagnies privées assurent au public plus de garanties d’intelligence, d’initiative, d’économie, d’honnêteté, que les entreprises de l’État. Si elles restent souvent

  1. Sur les origines de cette affaire, trop oubliée déjà, voyez le Journal des Débats du 20 avril 1891 et du 11 juin 1893. — Cf. l’Économiste français du 12 janvier 1893.