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l’Église, il faut renverser celle de l’argent, celle de la finance et des grandes compagnies. A leur tour de passer sous le niveau commun, car l’État n’est rien, s’il n’est le maître partout. Il y a, aux mains de ces grandes compagnies, chez ces modernes grands vassaux en révolte contre le maître légitime, de vastes fiefs, des comtés et des duchés plus opulens que ceux de la féodalité, à réunir au domaine public ; — et ce faisant, la République continuera tout ensemble l’œuvre de nos rois et l’œuvre de la Révolution.

C’est ainsi, — avec un spécieux appareil scientifique, chez les hommes qui se targuent de philosopher sur l’évolution des sociétés ; avec une brutalité plus cynique et moins d’hypocrite pédantisme chez les autres, — qu’on pousse l’État à s’annexer les banques et les institutions de crédit, les mines, les entreprises de transport, toutes les grandes sociétés qui, elles aussi, dit-on, forment autant d’États dans l’État. Et ne croyons pas que pareils conseils soient donnés, uniquement, par des ennemis déclarés de l’ordre social. Nous les rencontrons, chaque matin, sur les lèvres de bonnes gens qui ne se disent, ni ne se croient socialistes. Le préjugé public, ce qu’on appelait naguère avec une sotte révérence l’opinion publique, — la présomptueuse reine du monde, — semble devenir de plus en plus hostile à ces grandes sociétés anonymes. Elles sont décidément impopulaires; le fantôme des grandes compagnies est de ces spectres avec lesquels il est le plus aisé de soulever les terreurs et les haines des hommes assemblés. Il s’est formé contre elles un courant de défiances et de rancunes dont la force est telle que, en France du moins, il menace d’entraîner tous les partis[1].

Irréflexion des foules ignorantes et imprévoyance naïve d’aveugles réformateurs qui, pour instrument d’émancipation, nous offrent la plus dure des servitudes ! A de prétendus monopoles, qui, le plus souvent, n’en sont point, qui, en tout cas, restent locaux et temporaires et demeurent fractionnés entre des entreprises diverses, on veut substituer, comme moyen d’affranchissement, un monopole unique et universel, un monopole perpétuel, le monopole par excellence, celui de l’État, maître omnipotent,

  1. Notre France semble, malheureusement pour elle, le pays de l’Europe où les préventions contre les compagnies ont le plus de force. C’est ainsi que, pour notre œuvre de colonisation, nous demeurons dans une situation d’infériorité marquée vis-à-vis de nos concurrens anglais ou allemands, parce que notre gouvernement n’ose, à leur exemple, faire appel à de grandes compagnies privées, ou leur octroyer les droits nécessaires à de pareilles entreprises. On n’oserait rien imaginer, chez nous, de pareil à la fameuse Chartered, à la British South Africa Company qui, en quatre ou cinq ans, a su conquérir, à ses frais, pour l’Angleterre, tout un vaste empire dans l’Afrique australe.