Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/780

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indépendante. Institutions de crédit, assurances, voies ferrées, sociétés de transport ou d’éclairage, aux favoris du peuple et à leurs amis, toutes les places, toutes les grasses ou maigres prébendes, trop longtemps accaparées par les détenteurs du capital; car il est de foi, aujourd’hui, que le caprice des foules et l’investiture populaire confèrent toutes les capacités. Voilà, en fin de compte, à quoi se ramène, pour beaucoup de nos démocrates, la révolution sociale; et c’est pour cela qu’il faut détruire les grandes compagnies et renverser la « féodalité financière ». La réforme aboutirait, pratiquement, à une extension démesurée du fonctionnarisme.

Pour nous affranchir du joug de la féodalité nouvelle, nombre de « sociologues » ont, en effet, un procédé fort simple. Aux sociétés privées, aux compagnies anonymes, nous n’avons, à les en croire, qu’à substituer la puissance publique : l’Etat. C’est ce que, euphémisme hypocrite, nos radicaux français appellent « la reprise par l’État des grands services publics[1]. » Et, à les entendre, il semble que chemins de fer, tramways, transports terrestres ou maritimes, houillères, gaz ou électricité, la plupart des grandes industries créées, depuis un siècle, par des sociétés privées, soient des services publics, comme autant de riches provinces, autant de grands fiefs ou d’apanages financiers, indûment détachés des domaines de l’Etat, pendant la longue minorité du peuple, par une féodalité toujours prompte à empiéter sur les droits du souverain.

De naïfs bourgeois, dupes d’apparentes similitudes, font écho aux bruyantes déclamations des radicaux socialistes. On invoque hautement, dans la Chambre et dans la presse, le Richelieu laïc qui saura décapiter la fastueuse aristocratie d’argent, réduire l’oligarchie financière, abaisser les grandes compagnies, supprimer « les privilèges capitalistes », abolir les monopoles ploutocratiques et centraliser aux mains de l’État (jadis, on aurait dit aux mains du roi) toute la puissance économique et financière de la nation. De même que, autrefois, la propriété féodale et l’aristocratie foncière, l’industrie, la finance, l’argent sont devenus, petit à petit, une sorte de pouvoir; et l’Etat moderne, l’État démocratique surtout, ne saurait tolérer de pouvoir en dehors ou en face de l’Etat. Temporelle ou spirituelle, morale ou matérielle, aucune force ne doit demeurer indépendante du « souverain » ; et après avoir brisé la puissance de la noblesse et l’autorité de

  1. Rappelons que, sur l’initiative de M. Goblet, ce nouvel article a été ajouté, durant la législature actuelle, à l’ancien programme radical, comme étant le « minimum » des revendications socialistes.