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que si, pour conjurer les astres ou même par caprice, parfois ils les égorgent, du moins est-ce le couteau qui les frappe et non le profit louche et les basses exigences d’un luxe qui n’a même pas pour lui le bon goût !

« Quant à leurs vertus, le miel est plus parfumé qui coule des ruches sauvages, l’eau plus pure qui vient d’une source ignorée. Sans autres secours que leurs lumières naturelles, sans autre impulsion que le mouvement de leur propre cœur, beaucoup m’ont ému par la délicatesse et la fidélité de leurs sentimens. Si à l’aller et au retour plusieurs m’ont dressé des embûches et m’ont molesté au passage, combien d’autres en mille rencontres m’ont nourri, soigné, secouru! Car eux aussi ont leurs bons et leurs mauvais larrons, leurs mauvais riches et leurs bons Samaritains.

« Eux-mêmes le comprirent et surtout ceux-là à qui après Samuel je pus lire la Bible en leur langue. Avant moi, ils s’apercurent que, comme nous, ils avaient leurs Hérodes et leurs Salomés, leurs Ruths et leurs Booz, leurs Sulamites et leurs Salomons.

« Et tandis qu’assis parmi eux je leur enseignais les deux Testamens, leur vieux roi donnait lui-même le signal des approbations,

« Vois, me disait ce sage vieillard, en me montrant l’émotion peinte sur tous les visages, vois comme ils t’écoutent et la joie qui brille dans leurs yeux quand aux récits de l’ami que tu étais venu chercher, tu veux bien en ajouter de nouveaux. Vois comme ils retiennent leur souffle et tendent l’oreille. Tout ce qui pourrait t’interrompre ou les distraire les fâche, la chèvre ou le bœuf échappé de l’enclos, le glapissement de l’aigle au-dessus du fleuve, le pic bleu qui de son bec frappe les hautes branches de l’arbre qui nous couvre. Si tu ne te lassais pas toi-même, ils passeraient les nuits à t’entendre, et, afin de les mieux retenir en leur mémoire, ils te redemanderaient cent fois de leur réciter les mêmes paroles. Elles s’accordent à toutes nos passions, à tous les sentimens que nous éprouvons nous-mêmes. La tristesse et la joie, l’amour et la haine, la pitié et la vengeance y sont tour à tour si bien représentés qu’ils nous font reconnaître en nous-mêmes et toucher du doigt ce que chez nous ou chez nos voisins nous voyons tous les jours. Jamais dans nos cérémonies, ni aux noces, ni aux funérailles nos chanteurs les mieux inspirés n’ont trouvé de semblables paroles. Et si les miraculeuses merveilles que tu racontes sont moins nombreuses et moins étonnantes que celles dont ils embellissent leurs récits, elles sont assurément moins confuses et, venant d’un seul, plus admirables encore! »