Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reste d’esprit national chez ceux qui ne l’étaient plus. Il a pu arriver notamment que la persistance de la vieille langue dans quelques contrées où elle dominait librement l’ait maintenue ailleurs.

Mais cette raison n’explique pas tout. Si ce peuple a mieux conservé que beaucoup d’autres ses usages et sa langue, ce ne sont pas seulement les circonstances extérieures qui en sont cause, c’est aussi qu’il y était plus disposé par son tempérament et sa nature. On a remarqué chez lui, quand on étudie son histoire, des contradictions singulières, qu’on a peine à expliquer. C’était assurément un peuple brave, énergique, obstiné, très épris de son indépendance ; et pourtant nous avons vu qu’après l’avoir vaillamment défendue il paraît s’être accommodé assez aisément à la domination étrangère. Massinissa, l’ennemi acharné de Carthage, essaya de propager parmi les Numides la civilisation des Carthaginois et y réussit. Juba fit de sa capitale, Césarée, une ville grecque. Quand les Romains ont été les maîtres, une grande partie du pays est devenue tout à fait romaine. Mais voici ce qui est plus extraordinaire : sous toutes ces transformations, l’esprit national s’était conservé. Ce peuple, si mobile en apparence, si changeant, si prompt à s’empreindre de toutes les civilisations avec lesquelles il était en contact, est un de ceux qui ont le mieux conservé son caractère primitif, et sa nature propre. Nous le retrouvons aujourd’hui tel que les écrivains anciens nous l’ont dépeint ; il vit à peu près comme au temps de Jugurtha ; et non seulement il n’a pas été modifié au fond par toutes ces populations étrangères qui s’étaient flattées de se l’assimiler, mais il les a submergées et recouvertes comme une épave. Je me suis dit souvent, quand j’assistais à une réunion d’indigènes, à quelque marché ou à quelque fête, que j’avais là, devant mes yeux, le reste de tous ceux qui, depuis les temps les plus reculés, ont peuplé l’Afrique du nord. Évidemment les Carthaginois n’ont pas disparu en corps, après la ruine de Carthage. Ce flot de Romains qui, pendant sept siècles, n’a pas cessé d’aborder dans les ports africains, n’a pas repris la mer un beau jour, à l’arrivée des Vandales, pour retourner en Italie. Et les Vandales, qui étaient venus avec leurs femmes et leurs enfans, pour s’établir solidement dans le pays, personne ne nous dit qu’ils en soient jamais sortis. Les Byzantins aussi ont dû laisser plus d’un de leurs soldats dans les forteresses bâties par Solomon avec les débris des monumens antiques, De tout cela il n’est rien resté que des Berbères, tout s’est absorbé en eux. Je ne sais si l’anthropologie, en étudiant la couleur de leur peau ou la conformation de leur corps, distinguera jamais chez eux les