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et les mettent tous au même rang. S’il en était ainsi, il paraît naturel d’imaginer que la destinée des uns et des autres aurait pu être semblable et que ce qui est arrivé ailleurs pouvait se produire aussi en Afrique. Ne peut-on pas croire, par exemple, que, si les circonstances ne s’y étaient pas opposées, il s’y serait formé une civilisation originale qui, tout en gardant son caractère propre, porterait l’empreinte de Rome et de son génie, comme celle des nations occidentales ? J’imagine qu’en y abordant, nos soldats y auraient rencontré un peuple très différent de nous sans doute, mais en qui nous retrouverions ce tour d’esprit particulier que les Romains ont laissé d’ordinaire comme un héritage dans les pays qu’ils ont gouvernés, dont la langue aurait des affinités avec la nôtre et ne serait pas pour nous un idiome tout à fait étranger, un peuple enfin prêt à reprendre sa part, dans l’œuvre commune des races latines et avec lequel on pourrait s’entendre. Ce n’est pas, hélas ! ce qui est arrivé.

Pendant que presque toute l’Europe occidentale, la Gaule et l’Espagne surtout, se faisaient un langage né du latin et qui en conserve les caractères, le latin disparaissait entièrement de l’Afrique. Et il n’était pas remplacé par le punique, que nous avons vu conserver jusqu’à la fin tant d’importance. C’était la vieille langue des indigènes qui, tandis qu’elle se perdait ailleurs, là semblait revivre et triomphait. Sans doute les hasards de l’invasion y sont pour beaucoup, mais il faut bien aussi, pour que le libyque, ou, comme nous disons aujourd’hui, le berbère s’y soit conservé, qu’il ait eu de plus fortes racines dans le sol, ou qu’il ait rencontré des circonstances plus favorables que libérien ou le celte.

D’où cela est-il venu ? comment se fait-il que cette langue populaire, qui semblait parfaitement méprisée et dont aucun écrivain n’a dit un mot, se soit mieux défendue que les autres ?

La raison qu’on en donne d’ordinaire, c’est que la conquête de l’Afrique par les Romains n’a jamais été complète et qu’il y est resté, à l’intérieur et sur les frontières, des territoires à peu près indépendans où les Berbères continuaient à vivre de leur vie nationale. C’était un danger pour la domination romaine. Agricola voulant convaincre son gendre, Tacite, qu’après la Bretagne il serait nécessaire de conquérir l’Irlande, lui disait qu’un peuple n’est jamais entièrement soumis tant qu’il est entouré de nations qui ne le sont pas, et que, pour qu’il supporte la servitude, il faut lui ôter de devant les yeux le spectacle de la liberté. On n’eut pas cette précaution en Afrique, et l’on comprend que le voisinage et la fréquentation des indigènes indépendans ait conservé quelque