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Son rôle, toutefois, a été beaucoup plus considérable qu’on ne l’a dit. Parce que le tsar est un souverain absolu, on répète volontiers que sa volonté suffit à tout et que ses ministres se contentent d’exécuter ses ordres; mais, tout autocrate qu’il est, l’empereur de Russie, surtout lorsqu’il s’est appelé Alexandre III, a été un prince admirablement raisonnable, sachant discerner parmi ses ministres celui qui était le plus apte à le servir, et, après l’avoir choisi, sachant l’interroger, l’écouter et le comprendre. Nul ne peut dire au juste quelle a été la part d’action personnelle qui revient à l’empereur et celle qui revient à M. de Giers dans la politique extérieure de la Russie pendant ces dernières années; évidemment les deux hommes étaient d’accord, mais cet accord ne s’était pas seulement produit par la soumission du ministre à la volonté de son maître. L’influence personnelle de M. de Giers a été celle qui, auprès d’un prince dont l’esprit est élevé et le cœur délicat, appartient toujours à un serviteur éminent et dévoué. M. de Giers n’a pas seulement exécuté la politique de rapprochement avec la France : il en a été le partisan sincère et convaincu. On a dit qu’il en avait auparavant suivi une autre, mais cela n’est pas moins vrai de l’empereur et de la Russie tout entière. Le mérite de M. de Giers comme du tsar est d’avoir eu l’intelligence très nette et très profonde des modifications qui s’étaient accomplies dans l’équilibre de l’Europe et des conséquences qui devaient logiquement en résulter. Il a été pour nous un ami de raison : ceux-là sont les meilleurs, parce qu’ils sont les plus sûrs. En appliquant une politique nouvelle, M. de Giers a entendu lui donner un caractère de permanence : il ne la regardait pas comme un accident provisoire dans les rapports des deux gouvernemens, mais comme un lien qui devait entre eux être durable, et c’est pour cela que sa mémoire nous inspirera toujours sympathie et respect. Il a été un bon Russe, un bon Européen, et pour nous un ami fidèle. Certes, son œuvre est assez solide pour lui survivre, parce qu’il a su la conformer à la nature même des choses. L’empereur Nicolas a montré d’ailleurs dès le premier jour, et confirmé à maintes reprises l’intention de la maintenir et de la développer. Il trouvera d’autres ministres aussi dévoués que M. de Giers, il n’en trouvera pas de plus sage ni de plus utile.


FRANCIS CHARMES


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.