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L’accueil réservé au nouveau cabinet ne pouvait pas être enthousiaste, il a été bienveillant. Le premier acte du ministère a été de donner lecture aux Chambres d’un message de M. le président de la République, message qui a produit au dedans et au dehors la plus heureuse impression. Le second était plus contestable, car il s’agissait de l’amnistie. Pourquoi l’amnistie? Le besoin s’en faisait-il sentir? Etait-elle réclamée par l’opinion véritable, c’est-à-dire par celle du pays? Il est permis de n’en rien croire. Sur ce point encore, une opinion parlementaire, superficielle et factice, s’était produite, ou plutôt avait été créée. On répétait dans les couloirs qu’il fallait l’amnistie, que tout le monde la voulait, que cette grande mesure d’apaisement était attendue comme la conséquence naturelle d’une situation aussi profondément renouvelée. — Jetons un voile sur nos discordes passées, et essayons de nous aimer un peu plus dans l’avenir. — Si l’amnistie avait de tels effets, il faudrait la bénir; malheureusement, rien n’est moins probable. Notre histoire politique compte un très grand nombre d’amnisties dont aucune n’a eu les heureuses conséquences qu’on en promettait. Malgré ces réserves mentales que beaucoup ont faites, le projet de loi a été voté à la presque unanimité de la Chambre. On l’a même étendue plus loin que ne le voulait le gouvernement, c’est-à-dire, sous forme de motion, aux ecclésiastiques privés de leur traitement. En vérité, il aurait été étrange, après avoir amnistié M. Rochefort et M. Gérault-Richard, de refuser un peu d’indulgence à quelques pauvres curés de campagne. Seraient-ils, par hasard, plus coupables ? D’ailleurs, la Chambre était en veine d’amnistie, et, pour le prouver jusqu’au bout, elle a décidé de rouvrir ses portes à MM. Jaurès et Rouanet : à cela, nul inconvénient.

La crise est donc terminée, et mieux qu’on ne pouvait l’espérer lorsqu’elle s’est ouverte. Nous avons un président de la République et un ministère ; il ne nous manque plus qu’un budget. C’est à nous le donner que la Chambre doit maintenant s’appliquer de toutes ses forces, sans écarts et sans distractions. Les radicaux le lui permettront-ils ? Pour avoir chance de faire voter le budget d’ici à deux mois, le gouvernement a pris le parti de l’alléger des réformes, dont quelques-unes sont d’ailleurs si discutables, qui y avaient été introduites : nous les retrouverons dans le budget de 1896. Après la forte et dangereuse secousse que nous venons d’éprouver, le travail seul, le travail pratique et, autant que possible, silencieux, peut ramener le calme dans les esprits et dans les cœurs. Peu de pays sans doute seraient capables de traverser à moins de frais des épreuves aussi redoutables : il ne faudrait pourtant pas s’y exposer trop souvent. Les plus fortes constitutions s’usent lorsqu’on en fait un tel usage, ou plutôt un tel abus : il n’est que temps de revenir aux affaires, on les a trop longtemps oubliées ou négligées.