Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/722

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laisser faire à côté de lui? Cette première épreuve aurait dû éclairer M. Bourgeois. Point ! Il a essayé de s’entendre avec M. Georges Cochery, qui se trouvait exactement dans la même situation que M. Poincaré, avec la différence qu’il était rapporteur général du budget, au lieu d’avoir été ministre des finances. Second échec, bien entendu. Alors, mais trop tard, M. Bourgeois a essayé sans conviction de faire un ministère radical. Il n’avait plus foi en son œuvre et peut-être ses collaborateurs n’avaient-ils plus foi en lui. Un matin, après une dernière nuit d’épreuves infructueuses, M. Bourgeois est revenu tristement à l’Elysée prier M. le président de la République de reprendre un mandat qu’il n’avait pas pu remplir.

Que d’espérances déçues d’un seul coup! Les radicaux sont très mécontens de M. Bourgeois, mais ils refusent de prendre son échec à leur compte. Après tout, ils ont raison : c’est la concentration seule qui a été frappée à mort. On dit, à la vérité, que M. Ribot l’a ressuscitée parce qu’il a fait entrer deux radicaux dans son cabinet, mais il ne les a pas choisis parmi les plus intransigeans et nous ne doutons pas qu’on ne se soit mis d’accord sur un programme, ce que M. Bourgeois n’a jamais pu obtenir des collaborateurs dont il a voulu s’entourer. C’est M. Ribot, en effet, que M. le président de la République a fait appeler après M. Bourgeois, et il a réussi où son collègue avait échoué. La crise a été dénouée par le parti modéré.

M. Ribot est trop connu pour qu’il soit nécessaire de parler de lui. D’abord ministre, puis président du Conseil au moment des affaires de Panama, il a été l’objet de bien des attaques : probablement il les avait prévues ; il a laissé au temps le soin d’en effacer ou d’en atténuer le souvenir. Son talent et son caractère sont une force pour le parti auquel il appartient. Depuis le commencement de la législature actuelle, il a pris la parole avec beaucoup d’éclat, une première fois pour combattre l’impôt sur le revenu, la seconde pour conseiller l’expédition de Madagascar : les applaudissemens qui l’ont accueilli ont montré que la faveur parlementaire lui était revenue. Pourtant, s’il n’avait consulté que ses convenances, il n’aurait sans doute pas accepté de sitôt la responsabilité qui lui incombe ; mais pouvait-il refuser la mission que lui confiait M. le président de la République, et, après l’avoir acceptée, pouvait-il se dispenser de la remplir? Si l’échec de M. Bourgeois avait été suivi du sien, si les modérés s’étaient montrés aussi incapables que les radicaux de constituer un gouvernement, l’impuissance de la Chambre elle-même aurait été manifeste et, après la crise dont nous sortons, nous serions sans doute entrés dans une autre plus grave encore. C’est un acte de dévouement qu’a accompli M. Ribot. Comme il l’a dit à la Chambre, il a voulu faire un ministère, et il l’a fait : au fond, tout le monde lui en a su gré, même les radicaux, qui commençaient à être alarmés de la tournure que prenaient les choses.