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après avoir couru le monde, ils n’étaient plus les mêmes et devaient communiquer aux autres les idées et les connaissances qu’ils rapportaient de leurs voyages. Pour apprécier les changemens que le temps avait amenés même chez les tribus sauvages de l’Aurès et du Hodna, il n’y a qu’à comparer entre eux les deux hommes qui, au commencement et à la fin de l’empire, ont soulevé contre Rome les plus redoutables insurrections : Tacfarinas et Firmus. Le premier, qui tint en échec, pendant sept ans, les légions de Tibère, était un chef de bande incomparable, assez intelligent sans doute pour comprendre et imiter la tactique romaine, mais en somme un vrai Berbère, qui ne comptait que sur ses compatriotes, et qui possédait toutes les qualités de sa race, surtout cette invincible obstination qui fit la force de Massinissa et de Jugurtha. Firmus au contraire est à moitié Romain. Quand il se révolte contre Valentinien Ier, il attire à lui les cohortes auxiliaires et prend la pourpre, comme un César. Nous savons qu’un de ses frères s’était fait construire une villa magnifique, où il vivait à la romaine ; un autre, Gildon, qui avait combattu sous le comte Théodose, fut jugé assez civilisé pour être nommé par l’empereur gouverneur de l’Afrique.

Ce qui paraît fort étrange, c’est que ce mouvement qui semblait porter vers Rome les tribus barbares ne fut pas tout à fait arrêté par l’invasion des Vandales et la chute de la domination romaine. On a trouvé, à l’extrémité de la province d’Oran, une inscription très curieuse, de l’an 508. C’est un monument élevé en l’honneur de Masuna, roi des tribus Maures et des Romains, à propos de la construction d’un château fort, qui avait été bâti par Masgivin, préfet de Safar (præfectus de Safar)[1], et achevé par Maximus, procurateur d’Attava (Lamoricière). Il y avait donc, vers les frontières de la Maurétanie césarienne, sous les derniers rois vandales, un royaume indépendant, où vivaient ensemble et sous la même autorité les Romains et les Maures. A la vérité c’est un indigène qui est roi, mais on voit bien qu’il subit l’influence de la civilisation romaine. L’inscription est rédigée on latin ; il la date par l’ère de l’ancienne province (anno provinciæ) ; il emploie les formules dont on se servait pour les Césars (pro salute et incolumitate), enfin il s’intitule roi des Maures et des Romains, et il a, autour de lui, des représentans des deux races ;

  1. On remarquera l’expression (præfectus de Safar) et la ressemblance avec la tournure française : préfet, de Safar. Nous avons vu, à propos d’Apulée, combien de mots et de tours, dans ce latin élégant, annoncent l’approche des langues romanes. Il y en a naturellement bien plus dans les inscriptions. On y trouve des termes comme isposa (épouse), ceque (italien cinque, cinq), déposé (depuis), etc.