Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 127.djvu/693

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tôt sa petite Günderode, Günderödchen, et son cher ami, mein lieber Freund, ce qui l’autorisera à la tutoyer. « La nature nous a visiblement destinés à devenir une paire d’excellens amis, et il me parait certain qu’elle s’intéresse assez à son projet pour avoir tout arrangé, tout préparé par des voies miraculeuses. À la vérité, je ne réponds pas que de temps à autre je ne devienne amoureux de vous. » Ce jour-là il ne la tutoyait pas. « Je me garderais bien, poursuit-il, de vous lire Clavigo ou Hermann et Dorothée, surtout si vous aviez encore certain tablier blanc que vous portiez autrefois. L’expérience rend sage, et chat échaudé craint le feu. On parle beaucoup des souffrances du jeune Werther : d’autres ont éprouvé des douleurs pareilles qui n’ont pas été imprimées. »

Savigny était un homme bien élevé ; Brentano était fantasque, bizarre et quelquefois brutal et grossier. Après avoir donné à sa jeune amie de judicieux conseils littéraires, il s’amusa à l’étonner par ses pantalonnades et ses grimaces, et en 1805, s’échauffant au jeu, ce père de famille qui prétendait adorer sa femme écrivait à une chanoinesse de vingt-quatre ans : « Ange bien-aimé, si je pouvais ouvrir toutes les veines de ta blanche poitrine… » Mais je renonce à traduire. « Parler est un supplice, lui disait-il encore : c’est la vie qui instruit la jeunesse, et si tu consentais à passer une nuit dans mes bras, tu saurais bientôt tout ce que je sais. » Alliant le cynisme aux idéalités éthérées, les romantiques étaient d’étranges instituteurs. Le moyen âge avait proclamé les droits sacrés de la passion ; ils estimaient que devoirs et bienséances, le poète a le droit de tout sacrifier aux nécessités de son éducation professionnelle. Frédéric Schlegel, que Lisette Nées tenait pour l’annonciateur d’un nouvel évangile, pour un martyr de la vérité, avait décidé qu’il était nécessaire au salut de son âme et de son imagination poétique d’enlever la femme d’un de ses meilleurs amis, et il ne se faisait aucun scrupule d’accepter dans ses détresses les secours que lui envoyait sous main ce mari très débonnaire.

Caroline de Günderode était une de ces adeptes qui discutent, font leur triage, séparent le grain de labelle. Les liaisons douteuses lui répugnaient, et elle avait peu de goût pour les rossignols mystiques qui chantent tour à tour l’union sacrée des âmes et les joies de la chair. Elle avait juré qu’elle ne se donnerait qu’une fois et pour la vie. Elle ne laissait pas d’avoir l’imagination prenable. Elle avait été amoureuse de Savigny ; mais il y avait en lui un fond d’ironie qui l’inquiétait. Peu s’en était fallu qu’elle n’aimât Brentano : elle s’était bientôt ravisée, il lui faisait peur. « Il a plusieurs âmes, disait-elle, et quand l’une de ces âmes commence à me plaire, il la remplace bien vite par une autre que je ne connais pas, et il me procure ainsi de déplaisantes surprises. » Était-il donc écrit qu’elle ne connaîtrait jamais ce parfait amour dont le rêve et la vision l’obsédaient ? Elle se comparait dans une de ses poésies à