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les romantiques rendissent à Gœthe de très humbles respects, il n'était pas leur dupe : de temps à autre il répondait à leurs caresses par des incartades, par des coups de boutoir, et dans ses accès de mauvaise humeur, il ne craignait pas de déclarer que la croix lui devenait aussi odieuse que les punaises, l'ail et la fumée du tabac. Ces abstracteurs de quintessences, qui, pour obéir aux règles d'une poétique de leur invention, se convertissaient au catholicisme, lui déplaisaient souverainement. Leur dévotion lui semblait aride et leur sincérité douteuse ; il trouvait singulier que des hommes qui ne croyaient pas se permissent d'engager les autres à croire : c'était pour lui la suprême impertinence. Au surplus leur piété artificielle leur profitait peu, et il y a dans tous leurs vers dévots, aspergés d'eau bénite, moins de poésie véritable que dans un seul verset de l'Imitation. Frédéric Schlegel prétendait que le vrai poète peut toujours se procurer à lui-même les émotions qu'il désire éprouver : sich ganz aus sich selbst afficiren, que c'est un art, que cela s'apprend. Il y a des gens qui se chatouillent pour se faire rire ; mais se chatouiller pour se faire croire me parait une entreprise impie et désespérée.

Les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, étaient en grand honneur parmi les disciples des Schlegel, qui les considéraient comme les trois sources de l'inspiration poétique. Mais ils n'entendaient pas la charité comme saint Paul : ils pensaient que la plus grande marque d'affection qu'ils pussent donner à leur prochain était de l'aider à acquérir le sentiment romantique des choses et de la vie. Fichte avait dit : « Le moi doit être. » Ils disaient : « Le moi doit se communiquer. » Ils mettaient en commun, sinon leurs biens, du moins toutes leurs idées. Leur corporation était une confrérie"; ils avaient les uns pour les autres des égards confraternels ; ils se saluaient en disant : « Salut et fraternité[1] ! »

Leur église avait ses chapelles, et hommes ou femmes, tous les membres de cette grande société de perfectionnement mutuel devaient contracter des liaisons particulières, des engagemens privés, et se choisir des guides spirituels auxquels ils racontaient leurs souffrances et leurs misères, et qui soulageaient leurs maux en leur prêchant la bonne parole. Les maladies étant infiniment variées et les médecins de l'âme étant pour la plupart des spécialistes, il était permis d'en avoir plusieurs et même beaucoup. Les romantiques étaient des êtres insatiables, vagabonds et versatiles. À quelque confesseur qu'on s'adressât, on était tenu de lui tout dire, de lui confier tous ses secrets. L'abandon du cœur était la première des vertus ; ce sont les parfaites confiances qui font les amitiés parfaites. Il en coûtait à Caroline de Gûnderode d'observer cette prescription. Fière et réservée, elle n'ai-

  1. Friedrich Schlegel, seine prosaischen Jugendschriften herausgegeben von J. Minor, 2 vol. in-8o ; Vienne, 1882.